mardi 3 décembre 2013

L’identité culturelle européenne, mirage ou réalité ?


Du 10 au 12 octobre derniers se tenait dans le cadre de BOZAR AGORA un colloque intitulé "Réinventer l'Europe", où il fut question d'identité culturelle européenne. Cet article a été rédigé à la demande du collectif "Stand Up for United States of Europe" (dont l'auteur des présentes est membre du comité de soutien) et devrait faire l'objet de développements futurs dans le cadre des prochaines rencontres, en vue des élections européennes de 2014.


 


La question de l’identité culturelle européenne porte en elle un ressort particulier. Y-a-t-il une identité culturelle européenne ? A première vue, la réponse paraît positive. Pourtant, instantanément, cette évidence se dissipe à mesure que s’ébauche une réponse.  Comment expliquer ce mirage de la question culturelle européenne ?

Nous ne pouvons pas remettre en cause, pourtant, qu’il existe, au regard des autres cultures du monde, un socle européen commun (qui a essaimé par ailleurs dans le monde entier), une convergence de valeurs et une identité de fondements partagés, qui constituent LA culture européenne.

Force est de constater que depuis le début de la construction européenne, par facilité, par nécessité ou par négligence, la question d’une Europe culturelle fut le parent pauvre du processus de construction européenne. La culture n’a pas de définition univoque, certes.  La culture est, par essence, plurielle. Cependant, si la construction européenne du 20è siècle, fut un urgent antidote à la guerre, aujourd’hui, la définition de l’identité culturelle européenne est un urgent palliatif à la déréliction du modèle européen.

A l’ombre de l’olivier de la Paix.


Il existe deux Europe : une Europe sui generis, spontanée et mythologique, communément admise et vécue depuis des siècles, et une Europe politique et économique, volontariste, accouchée au forceps après la deuxième guerre mondiale. C’est dans ce contexte d’urgence contre la guerre qu’est né  l’idéal de construction européenne. Pour éteindre une fois pour toutes le feu des canons.

Il est donc naturel, et peut-être regrettable, que pour faire pousser l’olivier de la Paix, on se soit d’abord penché sur les nécessités politico-économiques, plongeant par conséquence les préoccupations culturelles dans l’ombre. Et pourtant, si l’Europe est aujourd’hui si malade, c’est avant tout par manque de définition. L’Europe est en perte de valeurs culturelles. Sans cette adhésion à une même matrice culturelle, le citoyen européen avance sur le radeau Europe, «médusé», en pleine crise mondialisée, sans référent et sans objectif.

Tentons donc une difficile définition de l’identité culturelle européenne, en décrivant ses avatars, de la fin de l’Antiquité à nos jours. Car c’est l’Histoire qui fonde l’identité culturelle européenne, davantage que ses réalités présentes.
 
 

Pas de culture sans histoire. Rapide survol des avatars historiques de l’identité culturelle européenne.


L’unanimisme du premier millénaire


De l’Antiquité au Moyen Age, et dès le 2ème siècle, l’identité culturelle européenne au sein du monde connu (qui rassemble l’Europe et le bassin méditerranéen) trouve ses fondements partagés dans l’héritage antique gréco-romain et le contenu biblique judéo-chrétien.

Cet héritage est une substance immense qui touche et influence toutes les formes imaginables de la culture, c’est-à-dire, de l’art, de la science et de l’esprit. Il est par la suite enrichi, dès le 3ème siècle, des apports arabo-andalous, germaniques et celtiques consécutifs des acculturations locales et des invasions dites « barbares ». L’Empire carolingien tentera de maintenir, malgré les divergences culturelles, une cohésion culturelle européenne, en brandissant la légitimité de la potestas romaine reçue en héritage pour s’instituer en digne légataire de l’idéal antique romain.

La féodalité, héritière du morcellement carolingien, et l’idéal courtois du Moyen Age, appliqué aux deux précédents fondements, créent alors une Europe unitaire, culturellement et religieusement, présentant le même corpus de pensée et d’art, partagé unanimement par les Juifs et les Chrétiens (et dont est exclu l’Islam après Poitiers), ainsi que par toutes les cours princières européennes. C’est cette unanimité qui précipitera l’Europe médiévale dans un mouvement de croisades successives contre l’Islam.

Jusqu’au 11è siècle, cette Europe unanimiste est éblouie par le souvenir de la grandeur de Rome et soucieuse d’un récurrent retour à l’Antique, qu’illustrent plusieurs ‘Renaissances’ consécutives : byzantine, dès la création de Constantinople,  carolingienne avec l’idéal impérial de Charlemagne et de ses héritiers, sicilienne (Royaume normand de Sicile), ottonienne dans son acception morcelée du Saint Empire germanique, etc...

Architecture byzantine, romane et gothique foisonne à travers toute l’Europe, largement recouverte, du Mont Athos, en passant par le Mont Saint Michel, jusqu’aux monastères irlandais, par la toile finement maillée des ordres religieux et des abbayes, créations directes du pouvoir temporel, sous la houlette acerbe, inquiète et jalouse de la Papauté.

Ces centres religieux sont autant des conservatoires de l’héritage antique qui, en latin, ensemence toutes les disciplines, toutes les catégories d’art, de pensée, de sciences et de techniques, tandis que le succès du contenu biblique conquiert toute l’Europe qui emprunte alors un langage culturel homogène.

Schisme, Réforme et Etat nation : trois facteurs de division culturelle.


Dès le 11è siècle, cependant, le Schisme d’Orient crée la première fracture dans cette unanimiste conception de l’Europe culturelle et spirituelle. Orthodoxe et catholique se font face désormais.

Au 13è siècle, fragmentant un peu plus le socle culturel européen commun, l’émergence de l’Etat nation et de ses formes artistiques (corporatismes) et linguistiques nationales, accélèrent un mouvement définitivement enclenché de divisions culturelles. Avec l’apparition des grandes villes et consécutivement à la grande peste de 1348 commencent les premières discriminations et persécutions à l’encontre des Juifs.

La Renaissance italienne du quattrocento constitue ensuite le dernier grand sursaut de retour à l’Antique, mâtiné d’une nouvelle façon d’être au monde: anthropocentrique, individualiste et libérale, sur fond d’infini divin. L’art, la politique et la conception de l’homme dans l’univers s’en trouvent considérablement bouleversés.

Aux 15ème et 16ème  siècle, les stigmates profonds de la Réforme, mouvement de réaction aux excès de l’Eglise catholique, et héritier des nouvelles pensées liées à la découverte des Amériques, de l’héliocentrisme et des querelles d’investitures entre Papauté et pouvoir temporel, et dont les préceptes seront largement diffusés par l’imprimerie, achèveront de diviser profondément l’Europe spirituelle. Le mouvement réformiste imprégnera fortement les mentalités des peuples qui y adhéreront, pour créer définitivement deux blocs européens : catholique et protestant.

La République des Lettres et l’Esprit philosophique


Malgré toutes ces dissensions religieuses et l’apparition d’un nationalisme lié à l’émergence subite des grands blocs nationaux, une République des Lettres résultant du partage indivis entre les intellectuels européens des sources littéraires antiques, majorées de lectures critiques et d’œuvres originales, maintient la cohésion culturelle européenne, à travers un réseau d’échange et de partage étroit d’informations. Ce maillage qui prend forme dès la Renaissance sert de terreau favorable à l’apparition de l’Esprit philosophique qui allumera, en langue française, les Lumières de l’Europe.

Colonisation et exotisme


La colonisation européenne des Amériques, de l’Asie et de l’Afrique, et surtout l’esclavage qui s’ensuit, ouvrent les horizons d’un exotisme moderne, colporté par le roman d’aventure et incarné dans les nouvelles habitudes alimentaires modifiant fortement l’art de vivre européen (thé, café, fraise, chocolat, pomme de terre, etc…). Apparaît alors un goût prononcé pour les civilisations lointaines, traduit dans les arts et la littérature sous des formes divers, et engendrant tout le questionnement lié à l’Humanité, au statut de l’être humain, et à l’égalité, à la fraternité et à la liberté. Le progrès des sciences ouvre également de nouvelles perspectives conditionnant le bonheur humain et laissant entendre que « la science vaincra les ténèbres » de l’obscurantisme religieux. C’est l’objectif que s’assignent les rédacteurs de la colossale entreprise de l’Encyclopédie.

Les Lumières et la Démocratie


Toutes ces nouveautés, accompagnant paradoxalement l’expression d’un pouvoir affaibli par les guerres de successions et les conflits religieux, sont autant d’éléments rassemblés pour ouvrir la voie à la grande révolution culturelle et politique européenne du 18ème siècle: les Droits de l’Homme et la Démocratie. Née dans les affres de la Révolution française, cette nouvelle conception de l’humanité crée un consensus rapide dans toutes les cours européennes et transatlantiques.

Romantisme et nationalisme, vecteurs de fragmentation


La fin de l’Ancien régime et les idéaux de progrès scientifiques et humain, héritiers de la Révolution, mettent en place une nouvelle société dirigée vers l’industrie et le capital, créant son lot d’injustice, mais bouleversant définitivement l’Europe dans son rapport à la culture. L’art national et personnel, réaction à la culture de cour, et favorisée par le romantisme individualiste, fait également son apparition à travers les journaux. L’Europe entière poursuit un modèle culturel essentiellement urbain et national, tourné autour du loisir, avec ses villes balnéaires, thermales et de plaisance, ses institutions culturelles publiques (musées, opéras, académies, etc…) qui répandront largement la culture en la démocratisant, à travers une expression culturelle nationale toujours plus accrue. A chaque Etat sa culture, ses artistes, ses réalisations, ses institutions et surtout… sa conception de la culture.

Mais ce nationalisme européen, une fois encore, mettra à mal l’unité du paysage culturel européen, créant à travers trois guerres sanglantes (1875 – 1914 – 1940) des oppositions féroces entre blocs germanique et roman.

L’Europe politique et économique, création du 20ème siècle ; l’Europe culturelle, réinvention du 21ème siècle.


Au sortir de la guerre 40, l’Europe est fragmentée, exsangue et défigurée. La naissance forcenée d’une Europe économique et politique s’impose alors comme l’urgente nécessité d’un antidote à la guerre.

Aboutissant aujourd’hui à l’intégration de 27 états, adoptant une monnaie commune, structurant une politique tentaculaire du consensus a minima, l’Europe d’aujourd’hui est en panne, incapable de dessiner plus précisément les contours de son destin. La réconciliation des points de vue culturels est à présent une nécessaire urgence pour rappeler à toutes les composantes politiques et économiques de l’Europe leur passé commun, leurs axes convergents, à travers une politique culturelle européenne volontariste et parfaitement décomplexée. Il est, en effet, temps d’assumer une définition culturelle de l’Europe et dire ce que l’Europe est et ce qu’elle n’est pas. Quitte à déplaire.