vendredi 2 décembre 2022

 

La Nature Artiste

Réflexion sur l’action militante de destruction d’un tableau de Vincent VAN GOGH, le Champ de Tournesols ( National Gallery), par projection de soupe


A priori, cette action militante et destructrice est illustrative du mal de notre temps : la mort de l’esprit de nuance, la confusion des débats, la simplification de la pensée, la pauvreté de l’engagement, la polarisation des idées… Et donc, à première vue, la conservation de l’art dans les musées et la préservation de notre écosystème n’ont rien à voir l’un avec l’autre. C’est comme si l’on comparait l’alimentation vegan et la broderie.

Et pourtant, à bien y regarder, sans que leurs auteurs n’en aient probablement conscience, la lecture de ce geste de saccage d’une œuvre d’art emblématique, par projection de soupe dans un musée mondial, peut être polysémique.

Tout d’abord, ce célèbre Champ de Tournesols peint par Van Gogh est une représentation de la nature, et en particulier d’une plante dont l’agriculture intensive qui a envahi notre planète est précisément très polluante, consommatrice d’eau et de pesticides, et sujette à manipulation génétique. Il ne s’agit pas d’un champ de coquelicots, d’un portrait ou d’une marine. Non, c’est un champ de tournesols, sous le soleil du Midi.

Ensuite le choix de la soupe tomate fait évidemment référence à l’œuvre d’Andy Warhol, à sa boîte de soupe Campbell, à son célèbre ‘quart d’heure de célébrité’ et rejoint la dénonciation par le roi du Pop Art de la réification de l’art, à la suite de Marcel Duchamp. Cet acte s’inscrit donc dans une continuité de l’histoire de l’art avec laquelle il s’articule. Chez Andy Warhol, l’image de l’objet-produit, la boîte de soupe, le visage de Marilyn, la Vache qui rit, dans notre société de consommation, est en lien direct avec sa mort et, par sa multiplication à l’infini, à son exténuation, à l’épuisement de sa valeur. L’hyper consommation est mortifère et conduit à la disparition. On voit donc dans le choix de la boîte de soupe une forme de dénonciation de cette perspective matérialiste et consumériste.

Le « quart d’heure de célébrité », ces deux jeunes femmes se le sont offert en profitant de l’amplification des réseaux sociaux pour donner de la résonance à leur acte, en plein cœur de la National Gallery… L’utilisation du lieu est symbolique et particulièrement illustrative du rôle actuel du musée dans notre société du spectacle : le musée est devenu le lieu des happenings, des mises en scène de l’obscénité de notre temps, et son architecture hypertrophiée, narcissique, cabotine, parfois, le raconte à l’envi.

On voit donc dans cet acte, une sorte d’illustration paradigmatique de notre société : l’homme a fini d’acter son divorce avec la nature et avec l’art. Son rapport au monde, sa façon d’être-au-monde est déréglée et, si l’art est de toute éternité une imitatio naturae, une mimesis, l’art contemporain est désormais à l’image de cette nature malmenée, bafouée, l’art est un produit qui se réifié et qui objective l’homme, jusqu’à même ne plus avoir de substance – je renvoie aux NFT et à la mort de l’art, tout comme Fukuyama avait prédit la fin de l’histoire. (voir à ce sujet l'article que j'ai écrit dans La Libre Belgique "La Mort de l'Art", paru le 1er mars 2022).

Comme je l’ai déjà écrit, c’est à une écologie de l’esprit qu’il faut d’abord appeler l’humanité. Si notre rapport à la nature, et donc conséquemment à l’art, était plus respectueux, l’écologie ne serait pas nécessaire ; selon Hölderlin, l’homme habiterait le monde en poète, et suivant son commentateur, Heidegger, la manière d’habiter le monde poétiquement, d’y exister en contemplatif, fonderait la condition humaine sur un socle plus solide existentiellement.

Si donc l’homme respectait la nature et réalisait cette fameuse poiêsis qui pour les Grecs signifie « création », du verbe poiein (« faire », « créer »), càd une poétique de la vie,  il ne serait plus nécessaire de défendre la nature par une écologie politique. Être écologique, c’est précisément être un terrien, un humain. Et être un artiste aussi. Voilà pourquoi Art et Nature marchent la main dans la main, tout comme Culture et Ecologie.

Notre société matérialiste et technologique est en train de dé-personnifier l’être humain, l’éloignant toujours plus de la nature, et le faisant adhérer à une vision de l’art de plus en plus désincarnée. Remailler le lien à la nature et à l’art, c’est aussi une nouvelle façon d’aimer, l’art, la nature et l’amour étant somme toute une seule et même chose.

Il n’y a pas plus grande artiste que la nature elle-même. La nature artiste montre, par la variété infinie de ses accomplissements, combien l’art et la nature s’inscrivent dans un continuum constructif au cœur duquel l’humain est tout autant acteur que spectateur.

 

Cet article est paru sous forme d'entretien avec Bosco d'Otreppe dans La Libre Belgique le 20 octobre 2022