lundi 13 juin 2011

Venise, Vestale ou putain de l'art contemporain ?

Je me suis rendu cette année à la Biennale de Venise et à sa grande ouverture. Ouverture en fanfare et trompettes, dans tous les pavillons, les 1er et 2 juin derniers, soit au coeur même du parc de la Biennale, accueillant les pavillons nationaux qui ont eu l'heur de pouvoir y être construits au cours du siècle dernier, soit, au détour des canaux et des calle, dans de somptueux palais loués ou empruntés par tel pays ou tel ensemble de pays qui sont dans le off géographique, disséminés de-ci de-là dans Venise.

Par un temps relativement lourd, j'ai donc rejoint la cohorte des curieux, des originaux, des amateurs d'art, des "curateurs" (affreux anglicisme relevant plus d'un vocabulaire d'égoutier que de celui du monde de l'art...), conservateurs de musées et autres collectionneurs qui processionnent en masse vers ce graal, ce Cannes, ce Memphis, cette Rome de l'art contemporain.

Aller à la Biennale devrait être un devoir moral absolu, pour tout être épris d'art et de culture, mais surtout pour toute personne désireuse de mieux comprendre le monde dans lequel il évolue. Un devoir identique à celui dont tout bon musulman s'acquitte en se rendant au moins une fois dans sa vie à la Mecque... Il est bon de circonvoluer autour de ces pavillons, érigés comme autant de Ka'aba vides parce que habitées par la transcendance, en écoutant, ou en récitant comme les autres adorateurs de l'art contemporain, si telle en est votre envie, les mantras et imprécations habituelles de ces thuriféraires de cette nouvelle religion.

Dans une foule dense, odorante et particulièrement surexcitée, j'ai pris le vaporetto, collant et transpirant de passion, pour me rendre d'abord dans les Giardini, ce merveilleux et seul parc public de Venise, planté d'immenses platanes. On sourit d'ailleurs à l'idée que les seules oeuvres d'art véritablement pérennes de cette Biennale, qui en est à sa cinquante quatrième édition, sont précisément ces géants végétaux, qui offrent généreusement leur ombre, dans toute leur majesté, aux colonnes de fourmis humaines sillonnant ce parc, en route vers leurs alvéoles nationales: les pavillons.


Le Pavillon Belge à la Biennale de Venise fait partie des premiers pavillons permanents. Le pavillon a été réalisé par l'architecte  Leon Sneyers en  1907 et complètement restauré par Virgilio Vallot en 1948.
Il est, il faut le dire, d'une remarquable sobriété.


Le Pavillon belge accueille cette année Angel Vergara; Luc Tuymans est le commissaire de cette installation. Si l'on peut saluer, en ces temps de précarité de l'idée même de Belgique, le choix posé par la Communauté française d'un commissaire flamand pour présenter un artiste francophone, on s'interroge immanquablement sur le rôle réellement joué par Luc Tuymans, dans la mise en espace et en valeur de l'oeuvre d'Angel Vergara au sein du pavillon lui-même.

On peut également se poser la question du rôle effectivement endossé par cette multitude de personnes dont les noms figurent au long générique imprimé au verso du journal édité à l'occasion, intitulé "Feuilleton". Ce générique présente l'équipe du pavillon, ainsi qu'une liste de personnes remerciées on ne sait à quel titre, parmi lesquelles figurent les deux ministres de tutelle... dont c'est précisément l'initiative ? Si l'on ne devinait pas qu'il s'agit en fait d'une liste dressée des personnes, célèbres ou non, qui cautionnent le choix de l'artiste par le Ministère de la Communauté française, on pourrait imaginer tout autre chose, comme par exemple la liste des adhérents à un club de pétanque ou celle de dangereux activistes réactionnaires, ou encore celle d'une bande d'amis de laquelle il faut être afin de pouvoir prétendre défendre, en toute légitimité, une vision de l'art actuel et s'en prévaloir, par narcissisme.
Soit.

Le pavillon belge a été décrété par la presse comme "un des meilleurs pavillons de la 54ème édition". Heureusement, pourrait-on dire ! Il est un des rares, il est vrai, à encore présenter une forme d'expression artistique relevant de la peinture. C'est même incroyablement audacieux, en ces temps de refus et même de dénonciation des moyens traditionnels de l'art ! Selon les spécialistes, la peinture est morte. Tout a été fait, dit, redit. Donc, comme le disait Claude Lorent, journaliste de La Libre Belgique: "peindre aujourd'hui, après un siècle de modernité et d'expérimentation, est un terrible défi qui exige audace et courage". 

Il reste que la peinture d'Angel Vergara est d'une consternante pauvreté. Empruntons à Luc Tuymans sa description du "travail" de Vergara: "L'exposition qu'Angel a imaginée est principalement une réflexion basée sur le thème des sept péchés capitaux, comme par exemple, l'envie, la colère, la paresse intellectuelle (sic !). Utiliser ce thème comme leitmotiv appliqué à la société actuelle, c'est véritablement inoculer une sorte de virus dans l'éventail des images que l'actualité nous livre dans toute leur trivialité. Dans le cas de Vergara, les images qu'il s'approprie sont montées à une cadence répétitive pour être finalement virtuellement attaquées, par le pinceau et la peinture, amplifiant ainsi l'apparente impuissance du geste même (re-sic). En liant la peinture à l'image médiatisée, de nombreuses connotations fondamentales (!) sur l'Image et son iconographie occidentale apparaissent. En ce sens, le projet de Vergara est une sorte de "never-ending story" postulant une recherche totale.
Il faut reconnaître à Luc Tuymans un certain talent pour mettre en mots apparemment intelligibles et savants ce que l'on ne comprend que confusément, instinctivement... En cela aussi, c'est un grand artiste !
Cependant, à la lecture de ces lignes, face à l'"oeuvre" dont il est question, il ne nous reste plus qu'à fonder définitivement notre espoir en la véritable intelligence humaine qui, nous en faisons le voeu, tôt ou tard, se ressaisira pour mettre un terme définitif à cette logorrhée pérorante appliquée au vide...

L'"art" de Vergara consiste à appliquer de la peinture sur une surface vitrée, à la faveur aléatoire et séquentielle d'images projetées derrière la vitre par un téléviseur. Ces images, empruntées à la réalité de nos journaux télévisés, sont agencées suivant la catégorisation (aussi aléatoire que ésotérique) des sept péchés capitaux. Tout cela reste profondément simpliste et indigent, sans parler du résultat "artistique" lui-même: de banals tableaux faits d'une vitre de petite taille, maculée de peinture.
Au sein du pavillon, et comme pour compenser le vide et la mesquinerie du contenu, le tout est prodigieusement magnifié par d'immenses projections vidéos organisées par sept, chacune reprenant le Geste Artistique en cours d'exécution.

Angel Vergara, au Pavillon belge
Et dire que Tuymans parle lui-même de l'apparente impuissance du geste même (ce qui suppose qu'elle n'est que feinte, savamment bridée, et que derrière cette impuissance du geste de peindre se cache en réalité une grande maîtrise) ! En l'espèce, il vaudrait mieux s'abstenir de parler d'impuissance du geste, tant il apparaît avéré et non supposé. On ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu...

Tuymans fait ensuite appel aux nombreuses connotations fondamentales (lesquelles ?) sur l'Image (avec un grand i), en se drapant dans l'iconographie occidentale, et en terminant enfin par le postulat d'une recherche totale. La référence aux Sept Péchés Capitaux parfume le tout d'une "démarche" intellectualiste relevant de la théologie chrétienne, créditant la production d'une véritable réflexion, d'une citation au passé canonique, à Saint Thomas d'Aquin, et hop ! Tout est dit. C'est ferme, définitif, profond, réfléchi, mystique, sans appel.

Je pense que le principal péché qu'il faut reconnaître comme ayant été parfaitement traité par Vergara, tant sur le fond que sur la forme, c'est l'orgueil. L'orgueil d'une posture visant à s'auto-proclamer censeur des images du temps, en vendant une patente pauvreté artistique et intellectuelle derrière, non pas une vitre, mais une supposée réflexion sur notre temps... L'orgueil et la paresse intellectuelle, plus précisément. Car il n'a pas fallu déployer une immense énergie intellectuelle pour concevoir ce concept et encore moins pour lui faire accéder à la réalité... L'orgueil et la paresse (ou acédie), voilà les deux péchés capitaux qui servent de véritable sujet au pavillon belge de la 54ème Biennale d'art contemporain de Venise (j'ai oublié de signaler que le titre de cette Biennale est "ILLUMInazioni", jeu de mot très subtil mélangeant le concept de lumières (physiques ou intellectuelles ?) et de nations, en une grande métaphore de l'illumination... On a compris tout de suite le génial appel fait aux facultés intellectuelles du monde de l'art pour comprendre l'ésotérisme de ce titre bouleversant.)


Brillante démonstration de la force absolue du vide, de l'inertie de la pensée artistique ambiante... au service d'une prétention à toute épreuve, manifestement proportionnelle à la paresse réflexive qu'elle compense. Pauvre Vergara, pauvres artistes.

J'ai prolongé ma visite aux Giardini par le passage en revue de la majorité des pavillons nationaux: américains, suédois, français, japonais, coréen, russe, etc... .


Je me suis un instant attardé au pavillon français qui présente pour la première fois l'oeuvre de Christian Boltanski. Depuis le commencement, cette oeuvre a fait du pathos son principal moteur. Boltanski présente une installation faite de tubulures d'échafaudage à travers lesquelles circule, dans un bruit assourdissant, comme sous les rotatives d'imprimeries, un rouleau de papier imprimé de centaines de portraits d'enfants. Cette "oeuvre" évoque le principe aléatoire et donc profondément injuste de la naissance, celle d'enfants qui, chaque seconde, dans le monde, apporte son lot d'injustice et de fatalité. Le "travail" de Boltanski est fondé sur nos vies anonymes, que ne retient aucune mémoire, et qui précisément méritent d'être arrêtées, fixées, dénoncées, comme en résistance à cette "histoire-broyeuse-d'identités".


Christian Boltanski au Pavillon français dénonce le hasard de la naissance...
"Contre le hasard de la naissance, tous unis !" ;-)

Au grand public, les gros clichés... En servant des poncifs tellement énormes, l'intelligence critique s'empêche d'en dénoncer la pauvreté de proposition. La réalité de l'injustice de la naissance est un fait tellement injuste et avéré, que tout le monde emboîte le pas dans une critique absente pour ce type d'oeuvre qui reprend la souffrance et l'injustice à son propre compte, et impose tacitement le silence à la pensée. Le jugement n'ose plus s'exercer devant une oeuvre que son auteur a volontairement voulu parfaitement consensuelle. Tout l'oeuvre de Boltanski est fondée sur cette appropriation des grandes catégories consensuelles telles la tolérance, la souffrance (surtout celle de l'holocauste), l'injustice, la déshumanisation, etc... En résumé, l'oeuvre de Boltanski fait du pathos son fond de commerce, nauséabond, parfaitement accessible par le commun des mortels, mais d'une efficacité dangereusement redoutable, mettant à néant toute forme d'esprit critique.

Ensuite, prolongeant ma promenade, j'ai encore longtemps cherché quelqu'oeuvre ou exposition à apprécier sincèrement, sans a priori. J'ai cherché, enquêté, gratté,... Rien n'y fit. Dans une forme d'hallucination collective, la foule en transhumance semblait unanimement vouée à l'idolâtrie artistique, se taisant dans toutes les langues sur l'incongruité et l'imposture des... postures artistiques, par peur du ridicule sans doute, pratiquant avec foi le "spontanéisme", cette forme de nouvelle démocratie directe qui conduit à la pire négation de la démocratie elle-même: donner à tout le monde le droit de remettre en cause ou d'aimer n'importe quoi.

Soulevée par les pas de ces légionnaires de l'art contemporain arpentant anarchiquement les allées de terre des Giardini, c'est une poussière poudrant la fin de l'après-midi d'un or solaire qui fut ma seule vraie source d'émotion. Toute l'atmosphère était alors dorée, comme recouverte de feuille d'or, dans le soleil oblique d'une fin de journée d'été, suffocante à plus d'un titre. C'est cette poussière qui me bouleversa... De la poussière, comme celle restée après la désagrégation progressive de l'art occidental, et qui se serait déposée lentement, jonchant désormais le sol de Venise.

Un long arrêt au Palazzo Fortuny m'a cependant réconcilié, où notre compatriote et brillant décorateur, Axel Vervoordt s'est, une fois encore, installé, avec de très belles oeuvres, comme à son habitude. Mais il s'agit d’une bonne habitude. Une fois tous les deux ans, Axel Vervoordt investit à Venise le Palazzo Fortuny. Brassant les siècles et les continents, le Belge y propose une somptueuse exposition. Celle-ci ne se contente pas de l’étage historique, qui abrite l’atelier du peintre et couturier Mariano Fortuny, mort en 1949. Elle envahit l’étage supérieur et se répand même dans les greniers.


Axel Vervoordt, et son exposition intitulée "Tra" au Palazzo Fortuny

Cette année, après «In-Finitum» en 2009, la manifestation s’intitule «Tra». Pourquoi donc? «Parce que c’est art à l’envers.» Le mot évoque aussi «mantra» ou «tantra». Intra muros. Enfin, "Tra" en italien signifie "à travers". Dire que l’appellation nouvelle change le produit se révélerait cependant exagéré. Il y a les mêmes créations contemporaines (Murakami), mises en regard de tableaux hollandais (Pieter de Hoogh), de sculptures égyptiennes, de classiques de l’art modernes (Léger, Magnelli…), d’objets ethnographiques, de maquettes d’architectes, etc...
Le tout baigne dans une pénombre trouée de projecteurs. Le public se retrouve hors du temps, puisqu’il est simultanément dans toutes les époques. La magie du résultat doit cependant beaucoup à Fortuny, dont plusieurs robes se voient exposées. Fortuny lui-même aspirait à créer des vêtements sans rapport avec une mode. Ses tuniques Délos, inspirées de l’Antiquité grecque et lancées vers 1910, seraient ainsi parfaitement portables (pour autant qu’on ait le physique requis) de nos jours…

Encore une station, comme dans un chemin de croix, au Pavillon d'Azerbaïdjan, au bord du Grand Canal, qui présentait de gigantesques sculptures de marbre blanc comme autant de grandes ailes d'anges dressées vers le ciel. Très beau cocktail, les pieds dans l'eau, dans un jardin luxuriant dont le rose des lauriers et des roses faisait écho à celui du ciel et des façades.
Cocktail du pavillon d'Azerbaidjan, le Long du Grand Canal



 
Une étape, également, au pavillon luxembourgeois, à la Ca' del Duca, où Martine Feipel et Jean Bechameil ont complètement déformé l'espace intérieur et le mobilier en place, par un jeu de miroir, ou par la substitution des murs, lambris, colonnes et mobilier par des moulages ondoyants, faits de mousse de polyuréthane, réalité déformée, comme vue à travers un prisme faisant flancher toute ortogonalité, ainsi qu'on pourrait voir la voir, émergée, depuis une caméra sous-marine. 
Martine Feipel et Jean Bechaimel, installation "déformante" faite de moulages en mousse de la réalité strucutrelle et mobilière de la Ca' del Duca, Pavillon luxembourgeois

Venise. Cette ville est un rêve... Cette ville n'existe pas; chaque fois différente, toujours fuyante, elle n'est qu'un mirage sorti de l'eau de la lagune, solide et liquide, brûlante et glacée, ensoleillée ou ombreuse, cité grossière et délicate, rustique et raffinée, boudoir ou bordel, presqu'île de l'Occident et porte vers la Chine...

Capitale du Beau, grandiose, tragique et fragile, parce que rongée par son principe même, haut lieu de l'histoire de l'art, sans cesse redécouverte, insaisissable dans son infinie complexité, Venise est désormais devenue le faire valoir de l'art contemporain, le lieu idéal de la sacralisation de ce culte, l'implantation définitive de ses autels, de ses paroisses, de ses églises.

Prostituée parce que richement payée, elle attire les plus gros capitaux du monde sous le prétexte d'un art contemporain qui n'est fait, en général, que de spéculation(s). Puisque tout y paraît plus beau, plus séduisant, plus légitime, plus crédible, aux côtés de Titien, de Tintoret, de Vivaldi, de Palladio, de Vittoria, il fallait que s'installât là la nouvelle religion de l'art contemporain, avec son Vatican, ses dômes, ses clercs, sa liturgie, son catéchisme.

S'intégrant parfaitement à la fantaisie essentielle à la ville elle-même, l'art contemporain y est magnifié par l'histoire, le luxe et le raffinement inouïs de cette poche urbaine vascularisée par ses canaux comme par ses capitaux. Les porte - étendards de l'art contemporain ne s'y sont pas trompés, Pinault en tête, et son Palazzo Grassi (le bien nommé), ou Abramovitch, célèbre oligarque russe qui avait d'ailleurs amarré son yacht à deux pas de l'entrée de Giardini: Venise est désormais la vitrine célèbre d'un marché de luxe, fondé non sur la qualité du produit, mais sur son marketing.

Venise, cette putain de l'Europe qui n'est belle et désirable que parce qu'on la paye grass(i) - ment et dont l'art contemporain est dorénavant le proxénète.

Venise, Mecque ou putain de l'art contemporain ? Peu importe finalement. Tout ce que l'on peut en dire, c'est que l'on en revient comme du bordel... la tête sens - dessus - dessous, le regard creux, déboussolé, écoeuré parfois, avec une impression de vide intérieur... Finalement, ce qui compte, c'est d'en revenir... 

D'en revenir enrichi d'une meilleure vision sur ce que notre société produit en matière artistique, implacable reflet de nous-mêmes, avec nos errements, nos doutes et nos angoisses. Rêve ou cauchemar, le principal est de savoir où l'on se situe, bien loin des cris et des impostures, pour goûter mieux encore à ce que l'on chérit.


Dans le cadre du pavillon ukrainien, l'artiste Oksana Mas, ici le long du Grand Canal ou à l'église San Fantin propose des installations d'art monumental représentant en close up's des oeuvres mondialement connues de la Renaissance italienne ou des Primitifs flamands (ici le retable de l'Agneau mystique). Ces images sont faites de millions d'oeufs en bois décorés, chacun individuellement, à travers 42 pays, par des femmes en milieu carcéral. On peut gloser à l'infini sur ce que l'oeuf peut avoir d'écho féminin, utilisés ainsi collectivement au service d'une oeuvre individuelle forte et symolique.