Du 10 au 12 octobre derniers se tenait dans le cadre de BOZAR AGORA un colloque intitulé "Réinventer l'Europe", où il fut question d'identité culturelle européenne. Cet article a été rédigé à la demande du collectif "Stand Up for United States of Europe" (dont l'auteur des présentes est membre du comité de soutien) et devrait faire l'objet de développements futurs dans le cadre des prochaines rencontres, en vue des élections européennes de 2014.
La question de l’identité culturelle
européenne porte en elle un ressort particulier. Y-a-t-il une identité
culturelle européenne ? A première vue, la réponse paraît positive.
Pourtant, instantanément, cette évidence se dissipe à mesure que s’ébauche une
réponse. Comment expliquer ce mirage de
la question culturelle européenne ?
Nous ne pouvons pas remettre en cause,
pourtant, qu’il existe, au regard des autres cultures du monde, un socle
européen commun (qui a essaimé par ailleurs dans le monde entier), une convergence
de valeurs et une identité de fondements partagés, qui constituent LA culture
européenne.
Force est de constater que depuis le
début de la construction européenne, par facilité, par nécessité ou par
négligence, la question d’une Europe culturelle fut le parent pauvre du
processus de construction européenne. La culture n’a pas de définition univoque,
certes. La culture est, par essence,
plurielle. Cependant, si la construction européenne du 20è siècle, fut un
urgent antidote à la guerre, aujourd’hui, la définition de l’identité
culturelle européenne est un urgent palliatif à la déréliction du modèle
européen.
A l’ombre de l’olivier de la Paix.
Il existe deux Europe : une
Europe sui generis, spontanée et
mythologique, communément admise et vécue depuis des siècles, et une Europe
politique et économique, volontariste, accouchée au forceps après la deuxième
guerre mondiale. C’est dans ce contexte d’urgence contre la guerre qu’est né l’idéal de construction européenne. Pour
éteindre une fois pour toutes le feu des canons.
Il est donc naturel, et peut-être regrettable,
que pour faire pousser l’olivier de la Paix, on se soit d’abord penché sur les
nécessités politico-économiques, plongeant par conséquence les préoccupations
culturelles dans l’ombre. Et pourtant, si l’Europe est aujourd’hui si malade,
c’est avant tout par manque de définition. L’Europe est en perte de valeurs
culturelles. Sans cette adhésion à une même matrice culturelle, le citoyen
européen avance sur le radeau Europe, «médusé», en pleine crise mondialisée,
sans référent et sans objectif.
Tentons donc une difficile définition
de l’identité culturelle européenne, en décrivant ses avatars, de la fin de
l’Antiquité à nos jours. Car c’est l’Histoire qui fonde l’identité culturelle
européenne, davantage que ses réalités présentes.
Pas de culture sans histoire. Rapide
survol des avatars historiques de l’identité culturelle européenne.
L’unanimisme du premier millénaire
De l’Antiquité au Moyen Age, et dès le 2ème siècle, l’identité
culturelle européenne au sein du monde connu (qui rassemble l’Europe et le
bassin méditerranéen) trouve ses fondements partagés dans l’héritage antique
gréco-romain et le contenu biblique judéo-chrétien.
Cet héritage est une substance immense qui touche et influence toutes
les formes imaginables de la culture, c’est-à-dire, de l’art, de la science et
de l’esprit. Il est par la suite enrichi, dès le 3ème siècle, des
apports arabo-andalous, germaniques et celtiques consécutifs des acculturations
locales et des invasions dites « barbares ». L’Empire carolingien
tentera de maintenir, malgré les divergences culturelles, une cohésion
culturelle européenne, en brandissant la légitimité de la potestas romaine reçue en héritage pour s’instituer en digne
légataire de l’idéal antique romain.
La féodalité, héritière du morcellement carolingien, et l’idéal courtois
du Moyen Age, appliqué aux deux précédents fondements, créent alors une Europe
unitaire, culturellement et religieusement, présentant le même corpus de pensée
et d’art, partagé unanimement par les Juifs et les Chrétiens (et dont est exclu
l’Islam après Poitiers), ainsi que par toutes les cours princières européennes.
C’est cette unanimité qui précipitera l’Europe médiévale dans un mouvement de
croisades successives contre l’Islam.
Jusqu’au 11è siècle, cette Europe unanimiste est éblouie par le souvenir
de la grandeur de Rome et soucieuse d’un récurrent retour à l’Antique,
qu’illustrent plusieurs ‘Renaissances’ consécutives : byzantine, dès la
création de Constantinople,
carolingienne avec l’idéal impérial de Charlemagne et de ses héritiers,
sicilienne (Royaume normand de Sicile), ottonienne dans son acception morcelée
du Saint Empire germanique, etc...
Architecture byzantine, romane et gothique foisonne à travers toute
l’Europe, largement recouverte, du Mont Athos, en passant par le Mont Saint
Michel, jusqu’aux monastères irlandais, par la toile finement maillée des
ordres religieux et des abbayes, créations directes du pouvoir temporel, sous
la houlette acerbe, inquiète et jalouse de la Papauté.
Ces centres religieux sont autant des conservatoires de l’héritage
antique qui, en latin, ensemence toutes les disciplines, toutes les catégories
d’art, de pensée, de sciences et de techniques, tandis que le succès du contenu
biblique conquiert toute l’Europe qui emprunte alors un langage culturel
homogène.
Schisme, Réforme et Etat
nation : trois facteurs de division culturelle.
Dès le 11è siècle, cependant, le Schisme d’Orient crée la première
fracture dans cette unanimiste conception de l’Europe culturelle et
spirituelle. Orthodoxe et catholique se font face désormais.
Au 13è siècle, fragmentant un peu plus le socle culturel européen
commun, l’émergence de l’Etat nation et de ses formes artistiques
(corporatismes) et linguistiques nationales, accélèrent un mouvement
définitivement enclenché de divisions culturelles. Avec l’apparition des
grandes villes et consécutivement à la grande peste de 1348 commencent les
premières discriminations et persécutions à l’encontre des Juifs.
La Renaissance italienne du quattrocento constitue ensuite le dernier grand
sursaut de retour à l’Antique, mâtiné d’une nouvelle façon d’être au monde:
anthropocentrique, individualiste et libérale, sur fond d’infini divin. L’art,
la politique et la conception de l’homme dans l’univers s’en trouvent
considérablement bouleversés.
Aux 15ème et 16ème
siècle, les stigmates profonds de la Réforme, mouvement de réaction aux
excès de l’Eglise catholique, et héritier des nouvelles pensées liées à la
découverte des Amériques, de l’héliocentrisme et des querelles d’investitures
entre Papauté et pouvoir temporel, et dont les préceptes seront largement
diffusés par l’imprimerie, achèveront de diviser profondément l’Europe spirituelle.
Le mouvement réformiste imprégnera fortement les mentalités des peuples qui y
adhéreront, pour créer définitivement deux blocs européens : catholique et
protestant.
La République des Lettres et l’Esprit
philosophique
Malgré toutes ces dissensions religieuses et l’apparition d’un
nationalisme lié à l’émergence subite des grands blocs nationaux, une
République des Lettres résultant du partage indivis entre les intellectuels
européens des sources littéraires antiques, majorées de lectures critiques et
d’œuvres originales, maintient la cohésion culturelle européenne, à travers un
réseau d’échange et de partage étroit d’informations. Ce maillage qui prend
forme dès la Renaissance sert de terreau favorable à l’apparition de l’Esprit
philosophique qui allumera, en langue française, les Lumières de l’Europe.
Colonisation et exotisme
La colonisation européenne des Amériques, de l’Asie et de l’Afrique, et
surtout l’esclavage qui s’ensuit, ouvrent les horizons d’un exotisme moderne, colporté
par le roman d’aventure et incarné dans les nouvelles habitudes alimentaires
modifiant fortement l’art de vivre européen (thé, café, fraise, chocolat, pomme
de terre, etc…). Apparaît alors un goût prononcé pour les civilisations
lointaines, traduit dans les arts et la littérature sous des formes divers, et engendrant
tout le questionnement lié à l’Humanité, au statut de l’être humain, et à
l’égalité, à la fraternité et à la liberté. Le progrès des sciences ouvre également
de nouvelles perspectives conditionnant le bonheur humain et laissant entendre
que « la science vaincra les ténèbres » de l’obscurantisme religieux.
C’est l’objectif que s’assignent les rédacteurs de la colossale entreprise de
l’Encyclopédie.
Les Lumières et la Démocratie
Toutes ces nouveautés, accompagnant paradoxalement l’expression d’un
pouvoir affaibli par les guerres de successions et les conflits religieux, sont
autant d’éléments rassemblés pour ouvrir la voie à la grande révolution
culturelle et politique européenne du 18ème siècle: les Droits de
l’Homme et la Démocratie. Née dans les affres de la Révolution française, cette
nouvelle conception de l’humanité crée un consensus rapide dans toutes les
cours européennes et transatlantiques.
Romantisme et nationalisme, vecteurs
de fragmentation
La fin de l’Ancien régime et les idéaux de progrès scientifiques et
humain, héritiers de la Révolution, mettent en place une nouvelle société
dirigée vers l’industrie et le capital, créant son lot d’injustice, mais
bouleversant définitivement l’Europe dans son rapport à la culture. L’art
national et personnel, réaction à la culture de cour, et favorisée par le
romantisme individualiste, fait également son apparition à travers les
journaux. L’Europe entière poursuit un modèle culturel essentiellement urbain
et national, tourné autour du loisir, avec ses villes balnéaires, thermales et
de plaisance, ses institutions culturelles publiques (musées, opéras,
académies, etc…) qui répandront largement la culture en la démocratisant, à
travers une expression culturelle nationale toujours plus accrue. A chaque Etat
sa culture, ses artistes, ses réalisations, ses institutions et surtout… sa
conception de la culture.
Mais ce nationalisme européen, une fois encore, mettra à mal l’unité du
paysage culturel européen, créant à travers trois guerres sanglantes (1875 –
1914 – 1940) des oppositions féroces entre blocs germanique et roman.
L’Europe politique et économique,
création du 20ème siècle ; l’Europe culturelle, réinvention du
21ème siècle.
Au sortir de la guerre 40, l’Europe est fragmentée, exsangue et défigurée.
La naissance forcenée d’une Europe économique et politique s’impose alors comme
l’urgente nécessité d’un antidote à la guerre.
Aboutissant aujourd’hui à l’intégration de 27 états, adoptant une
monnaie commune, structurant une politique tentaculaire du consensus a minima, l’Europe d’aujourd’hui est en
panne, incapable de dessiner plus précisément les contours de son destin. La
réconciliation des points de vue culturels est à présent une nécessaire urgence
pour rappeler à toutes les composantes politiques et économiques de l’Europe leur
passé commun, leurs axes convergents, à travers une politique culturelle
européenne volontariste et parfaitement décomplexée. Il est, en effet, temps d’assumer
une définition culturelle de l’Europe et dire ce que l’Europe est et ce qu’elle
n’est pas. Quitte à déplaire.
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