La culture,
bouclier contre la barbarie et le repli communautaire. Une raison
d’espérer ?
« La culture, raison
d’espérer ? »
Par peur de manier un concept trop généraliste et trop
embrassant, dont l’acception changeante dépend des régions où il s’incarne,
l’Europe fit l’impasse sur la Culture depuis sa création. Augmentant sa masse
culturelle par l’agrégation exponentielle du nombre de pays à son concept, elle
en définit de façon inversément proportionnelle la teneur et l’identité
culturelle qui la constitua. La culture est dangereuse, la culture est
subversive, et, de surcroît, la culture n’a pas de définition exacte ;
elle nécessite une approche dialogique entre la particularité et l’universel.
Chaque argument en sa faveur engendre un courant d’argument contraire.
La célèbre phrase, faussement attribuée à Jean Monnet,
père de l’Europe : « Si c’était à refaire, je commencerais par la
culture » atteste bien, dans son absurdité insolente, et même dans
l’erreur (voulue ?) de sa paternité, quelle place la culture a occupé dans
ce processus. Cette phrase fut reprise en boucle, depuis, comme un mantra, pendant
plus de cinquante ans, comme un aveu d’impuissance, par tous les politiques de
l’Europe.
Face aux extrémismes, au communautarisme, au
régionalisme et au radicalisme, la question de l’identité culturelle européenne
devient aussi limpide que sa réponse et son enseignement urgents et
indispensables. Alors qu’un terrorisme religieux ultra-violent s’est désormais
invité à la table du monde, la noirceur de la barbarie dessine subitement plus
nets les traits du visage culturel européen. Mais à quoi ressemble exactement
ce visage ?
Au sortir de la guerre, ne fallait-il pas aplanir le
terrain propice à la croissance de l’olivier de la paix ? On se contenta donc
de rapprocher les peuples sur les questions socio-économiques, et la question
de l’identité culturelle européenne resta dans les limbes.
L’Europe d’aujourd’hui, cependant, n’est pas une
puissance militaire, industrielle ou politique. Et en tant qu’acteur
économique, son modèle social semble battre de l’aile, ses valeurs politiques
sont mises à mal par la poussée des populismes, sa structure institutionnelle,
elle-même, se délite. Territorialement, l’Europe est minuscule. Mais sa culture
a fécondé une grande partie du monde, dans tous les domaines ; c’est la
seule culture qui se soit exportée sur le globe entier, parfois de manière
dominante, certes. Mais la seule véritable identité de l’Europe est donc d’être
une culture. Comme le disait Guy de Rougemont « L’Europe est une culture
ou elle n’est pas ».
Cependant et curieusement, l’Europe semble aujourd’hui
incapable de se définir elle-même culturellement. Par peur de choquer ou de
discriminer, elle a pris le parti du relativisme et du multiculturalisme, quand
elle ne choisit pas l’autodénigrement, la repentance culpabilisante ou le
reniement démagogique …
La peur que génère l’afflux d’immigrés en Europe crée
un fort sentiment de repli identitaire. Il participe simplement d’une crainte
de la différence, d’une xénophobie. Nous avons peur de ces réfugiés en ce
qu’ils pourraient remplacer « notre » culture par la leur. Raison de
plus pour affirmer les principes culturels de la civilisation européenne, non
pour résister à l’apport des autres cultures, mais pour mieux définir ce que
l’Europe peut apporter à ces nouvelles identités venues de l’immigration.
Le football, le vedettariat, la publicité, la mode et
la violence sous toutes formes sont autant de sous-produits de notre société
contemporaine européenne qui savonnent la planche des jeunes générations en vue
d’une noyade inévitable dans l’océan de la médiocrité et de la vacuité. Eco dit
: « Lorsque l’homme cesse de croire en Dieu, ce n’est pas qu’il ne croit alors
plus en rien, il croit en n’importe quoi »…
Notre devoir est donc, à la suite d’Umberto Eco,
d’œuvrer à un sursaut des consciences à l’endroit de ce trésor dont les richesses
se perdent et se dénaturent : la Culture.
L’abandon dans les écoles de l’apprentissage musical
et des langues dites mortes, la suppression du cours de musique individuel dans
les académies de musique (Paris), l’enseignement carentiel de la géographie, de
l’histoire et de l’histoire des arts, l’abandon des arts de la parole par les
instances de subvention, l’endémie financière de la production d’auteur, la
misère organisée du monde de la création artistique, la mort programmée de la
presse écrite et des maisons d’édition,… sont autant de signes avant-coureurs
d’un échec civilisationnel.
Avant de fabriquer des citoyens consommateurs,
sportifs, matérialistes et technologiques, dociles et décérébrés, il importe
d’abord et avant tout de mettre au monde des sujets pensants, capables de
hiérarchiser les valeurs, en reliant entre elles les composantes culturelles de
l’Europe, dans leur diversité et leur polyvalence, dans une perspective
d’ouverture à l’autre.
La culture doit cesser d’être considérée comme un
passe-temps, se développant dans l’espace interstitiel entre enseignement et
emploi. Elle est non seulement le sel de la vie, mais le bouclier contre
l’obscurantisme, le matérialisme et le terrorisme. La culture rend heureux en
ce qu’elle est connaissance. La connaissance (le diable n’est-il pas appelé «
porteur de lumière », Lucifer, en ce qu’il instille le doute de la connaissance
sur le dogme ?) éclaire l’être humain et l’élève, depuis que les hommes sont
nés à eux-mêmes.
L’Europe est malade de sa propre
indéfinition.
Il est donc temps que les états membres européens
encouragent la réflexion de ses artistes et de ses intellectuels afin de
convaincre chacun que c’est l’enseignement de la culture qu’il faut soutenir
dans les choix de société. Au même titre que la conscience écologique, et dans
la même perspective, une nouvelle conscience culturelle est à appeler de nos
vœux. Quand on constate la prise de conscience liée à l’alimentation, au bio,
au circuits courts, à la recherche en permaculture, à l’économie énergiétique,
etc… il est temps d’importer ces concepts d’énergies douces, d’infra -mince
dans la culture en plaidant pour une écologie de la pensée, et donc pour la
culture.
Les instances européennes seraient donc bien avisées
de créer d’urgence, à tous les niveaux de l’enseignement, un cours de culture
européenne, inscrit dans le tronc commun de l’enseignement obligatoire, mixant
arts et histoire, patrimoine, philosophies, histoire des religions, etc…
Car le matérialisme qui a tué Dieu fait de l’Européen
encroûté dans la matière un mécréant. Regardons-nous, Européens matérialistes
et sans spiritualité, et demandons-nous comment nous perçoivent les sociétés
théologiques ? Elles n’ont plus aucun respect pour nous. Il est donc grand
temps de regagner notre respectabilité à travers un véritable combat pour une
laïcité républicaine, qui ne nie pas le fait religieux, mais le confine dans la
sphère privée, et affirmer les valeurs culturelles qui ont fait et font
l’Europe. Notre survie au cœur de l’Europe et le maintien d’une paix durable en
dépendent.
On a envie de dire qu’il est temps, enfin, d’appeler
la culture à la rescousse comme raison d’espérer. « La culture, raison
d’espérer ? », enfin ! , pourrait-on dire… Après le temps de
l’oubli volontaire, voici le temps de l’Espérance. Il en va de la culture en
temps de crise, comme de la prière en temps de guerre : on y a recours
lorsque rien ne va plus... S’agit-il d’ailleurs de raison d’espérer ou
d’énergie du désespoir ? La Culture comme vertu messianique et salvatrice,
bouclier contre la barbarie et le repli ?
Une nécessaire redéfinition de
l’Europe culturelle
A l’heure où l’effritement de la civilisation
européenne a commencé et s’accélère, sous les coups de boutoirs du matérialisme
capitaliste et de l’américanisation mondialisée, sous les assauts du
fondamentalisme religieux islamiste, et suite à l’arrivée en cours de millions
de migrants projetés sur les routes par les désastres écologiques,
socio-politiques et ethniques, il est urgent de refonder les bases de l’Europe
culturelle, au risque, sinon, de la voir engloutie à jamais… et avec elle, une
partie constitutive de ce que l’on peut appeler l’humanisme.
Les observateurs les plus avisés, tels Guy – Olivier
Faure, prédisent que d’ici 2050, un milliard d’individus auront changé de
continent… avec pour destination principale : l’Europe. Vu ces prédictions
alarmistes, certains diront que c’est trop tard, déjà, que c’est « plié ». Mais
le devoir de l’intellectuel est de travailler à cultiver l’espérance. «
L’espérance, c’est le désespoir surmonté », disait Kierkegaard. Nous sommes
donc tous, de loin ou de près, tenants obligés et contraints de cette
Espérance. Les citoyens responsables que nous nous devons d’être ne peuvent pas
rester les bras ballants, assis et bouche bée. La reconstruction passera par la
culture.
Les valeurs culturelles de la civilisation européenne
ont été bafouées et taillées en pièces, par peur de déplaire, par
électoralisme, ou par nécessité économique. La complaisance politique, la
faiblesse de l’éducation et de l’enseignement, les logiques commerciales des
médias de masse, l’ouverture au modèle de la suprématie américaine, tous ces
facteurs ont lentement, durant ces soixante dernières années érodé le socle de
la Culture européenne…
Si l’Europe est donc si malade et en proie à la pire
déréliction de son histoire millénaire, c’est par sa faute ! Elle n’a pas su
s’annoncer dans le chorus de la mondialisation comme elle est. Et
consécutivement, faute de se respecter elle-même, elle ne peut plus se faire
respecter par les autres systèmes de pensée. L’Occident européen serait
davantage respecté s’il s’imposait dans une définition claire de lui-même.
Ouverture et frontières, la
Mondialité contre la Mondialisation, le rhizome contre la racine
Notre propos ne sera donc pas de répondre à la
question de savoir si la Culture peut constituer un bouclier contre la barbarie,
mais de s’interroger sur la culture européenne comme seule définition de
l’Europe, dont l’ouverture est naturellement la plus constitutive
caractéristique. La caractéristique même de la culture européenne est d’être
faite d’ouverture, mais aussi de frontières, et ce bien avant sa fondation
politique après la guerre.
Depuis l’Antiquité, l’Europe a illustré une
capillarité membranaire entre le dedans et le dehors. Aujourd’hui, l’arrivée de
migrants crée une peur de l’Autre qui s’explique par une peur de se
transformer, de s’aliéner. Or, avant de s’ouvrir à la connaissance de l’Autre,
il faut d’abord apprendre à se connaître soi-même. Reconnaître en soi-même le
fondement même des valeurs qui constituent l’identité propre de chacun, sans
pour autant rejeter celle de l’Autre.
Il n’y a d’identité que dans le rapport à l’Autre.
Edouard
Glissant,
célèbre philosophe antillais mort en 2011, oppose à la mondialisation et à
l’insularisation la notion de créolisation.
La vocation d’une culture qui s’ouvre au monde sans se renier elle-même.
Si la mondialisation a pour dessein de niveler les
cultures en une grande culture mondiale (et américaine), l’insularisation
consacre également la volonté de repli communautaire et identitaire…
Face à cette opposition, entre universel et
particulier, entre mondialisation et particularisme, la pensée de Glissant
consiste à considérer que plus qu’une racine dont la source serait unique, la
culture (européenne) s’apparente davantage au rhizome, qui serait au principe
de ce qu’il appelle une poétique de la
Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre,
prenant son énergie en différents points sources. Édouard Glissant définit
l’identité comme une Identité-relation, contre l'acception de l'identité selon
une « racine unique »: une aptitude à “donner avec” », contestant « l’universel
généralisant », et offrant de considérer les humanités sous l’angle de la
mondialité, soit la « face humaine de la mondialisation ». « Si vous vivez la
mondialité, vous êtes au point de combattre vraiment la mondialisation » (La
Cohée du Lamentin, 2005)
L’identité culturelle européenne ne
peut pas être racinaire, elle est rhizomique.
L’idée de l’identité comme racine unique donne la
mesure au nom de laquelle certaines communautés furent asservies par d’autres,
et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération.
Mais à la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par
élargissement la Racine rhizome, qui ouvre la Relation ? Elle n’est pas
déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. Sur l’imaginaire de
l’identité-racine, bouturons cet imaginaire de l’identité-rhizome. À l’être qui
se pose, montrons l’étant qui s’appose. Récusons en même temps les retours du
refoulé nationaliste et la stérile paix universelle des puissants.
Les germes de la barbarie ne se situent-ils pas dans
le repli et la fermeture, dans la négation de ce qu’est l’autre en termes
d’enrichissement mutuel ? La barbarie ne consiste-t-elle pas à prétendre
que la Culture européenne serait faite d’une racine unique à l’exclusion de
toute autre influence ou par suprématie sur toute autre culture ? Mais une
autre barbarie, plus sournoise, qui ne dirait pas son nom, pourrait tout aussi
bien naître d’une aliénation de l’identité propre à l’Europe, par manque de
définition et surtout par peur de déplaire, par démagogie…
La culture est donc, par son inévitable soif de
curiosité et de connaissance, un antidote contre la barbarie et le repli
communautaire, à condition que l’on se la figure, en Europe et ailleurs, comme
un principe d’humanité et d’être-au-monde, au caractère rhizomique et non
racinaire, englobant et non excluant, mutuel et non exclusif.
Mais alors qu’est-ce que cette culture
européenne ? En pleine crise européenne, en pleine déroute
civilisationnelle, alors que des attentats meurtrissent l’Europe tout entière, cette
question apparaît fondamentale.
L’inculture, raison du désespoir.
Nous pouvons donc considérer aujourd’hui qu’il y a une
nécessaire culpabilité à s’interroger, il est temps !, sur cette place de
la culture dans l’Europe dévisagée et menacée d’aujourd’hui. On a presque envie
de dire que si l’Europe est si malade, c’est bien à cause de ce constat
affligeant : la culture n’a jamais eu droit de cité dans les débats
européens. Car à bien considérer l’état miséreux de l’Europe financière,
économique et sociale d’aujourd’hui, c’est bien de culture qu’il s’agit
lorsqu’il convient d’en examiner les causes.
Perte de repères et de valeurs dans la société, vagues
migratoires incontrôlables, surgissement de l’Islamisme violent, laïcisation
occidentale galopante, immoralité des pratiques privées et publiques dans la
gouvernance, déresponsabilisation de l’Etat, dérégulation économique, dépenses
publiques incontrôlées, faussement des réalités économiques (liées au crédit
privé, notamment), mirage de l’assistanat social, multi culturalité, misère
morale et culturelle, « banlieurisation », discrimination sociale,
ethnique, sexuelle, etc…
Nombre de symptômes de la maladie européenne sont dus
à une insouciance, une forme d’incurie, à l’endroit de la culture des citoyens.
Il ne s’agit pas de faire du citoyen européen un être cultivé (ce que la
Culture d’Etat depuis Malraux, en France ou en Belgique, réprouve comme une
notion par trop élitiste), mais de l’intégrer à un véritable mouvement
d’appropriation personnelle de l’identité culturelle de l’Europe dans sa
personnalité propre, aux fondements clairement établis, forgé sur la Relation à
l’Autre.
Sans cette adhésion à une même matrice culturelle,
qu’il conviendra de définir par ailleurs, le citoyen européen avance sur le
radeau Europe, « médusé », en pleine crise mondialisée, en proie aux
violences et aux atrocités, coi, muet, désespéré et impuissant, sans référent
et sans objectif.
Europe et Etats Unis, une nécessaire
démarcation.
Nous savons tous à quel point, au sortir du Deuxième
conflit mondial, le modèle culturel américain a submergé l’Europe en pleine
reconstruction. Notons au passage que c’est précisément par la culture que le
modèle américain a envahi la vieille Europe en plein Après-Guerre, via la
machine à propagande culturelle que fut Hollywood et le modèle culturel
consumériste qui en découla. La culture de masse fit son apparition, alors que
l’Europe commençait seulement à s’éveiller à elle-même.
D’une certaine façon, nous pouvons reconnaître que
cela arrangea alors l’Europe que son modèle culturel lui fût dicté par les
Etats Unis. Elle put ainsi, en quelque sorte, sous-traiter cette question
apparemment secondaire pour mieux s’attacher à constituer sa « communauté
économique et monétaire », avec les succès que l’on sait...
Seulement voilà, le monde d’aujourd’hui, soixante ans
après, ne va pas vers l’uniformité ; la globalisation fait émerger depuis
trois décennies d’autres systèmes de pensée, d’autres références, d’autres
valeurs. La mondialisation les importe aussi en Europe. Cette dernière n’est
pas insulaire. L’internet et le village mondial de la communication accélèrent
le processus. L’Europe n’est plus capable de rappeler ses acteurs et ses
experts culturels qui auraient dû depuis soixante ans forger et enseigner le
socle européen. Elle a concédé sa culture aux Etats Unis, comme une concession
de service public, comme une gestion de réseau autoroutier. L’inculture
européenne résulte donc de la dépossession, du creux, du vide créé par la toute
– puissante prégnance du modèle américain.
C’est là une des voies du salut de l’identité
culturelle européenne : se démarquer de la production culturelle
américaine, et avec elle de la domination d’un modèle social et
économique : le capitalisme.
D’où la nécessité absolue de mieux définir ce qui fait
l’exception culturelle européenne, pour s’affranchir d’autres modèles
dominants, et pour renforcer l’exception culturelle européenne face aux menaces
de sa destruction par le fanatisme et l’obscurantisme. Cette exception ne
tiendra alors plus tant de sa fragilité, mais de sa force identitaire
rhizomique, de sa mondialité, de sa créolisation, et donc de son incomparable
richesse.
L’Europe, terre de Libertés, au
détriment de l’identité.
Au regard de son histoire récente, l’Europe se
caractérise, par rapport au reste du monde, par une croissance constante de
la Liberté. Depuis la Révolution des Droits de l’Homme, l’Europe, au
contraire du reste du monde, affirme la Liberté individuelle comme la
valeur fondamentale qui guide son évolution. Le concept européen lui-même
n’est-il pas marqué par cette réalité ? Liberté de circulation et
d’échanges, liberté démocratique, liberté économique, liberté de
conscience…
L’Europe est une terre bénie pour la ou les
liberté(s). Cependant, à mesure que la liberté grandit, l’homo europeanus se montre de plus en
plus incapable de s’objectiver, de s’analyser dans son rapport d’appartenance
à l’Europe. Il s’individualise à mesure que grandit la conscience de son propre
isolement ; celui-ci est directement proportionnel à l’ignorance de
son appartenance à une communauté culturelle européenne. L’absence de toute conscience culturelle collective
européenne, la disparition de sa propre identité et l’incapacité à créer collectivement
une culture commune fait du citoyen européen un être éminemment seul et
fragile, culturellement.
Nous relèverons cependant deux faits majeurs qui
pourraient être la cause de cet état de fait.
Dieu est mort. L’Europe laïque de
culture judéo-chrétienne est un bouclier contre la barbarie.
Cela nous apparaît une évidence. L’Europe est en
pleine sécularisation, depuis plus d’un siècle. Aucune autre région du monde ne
connaît une telle laïcisation. On peut s’en réjouir, tant le fait religieux
peut, nous le voyons ailleurs dans le monde et dans notre propre histoire, être
cause de tensions ou de conflits.
Un état ou un continent attaché aux valeurs laïques,
au sens républicain du terme, est un espace de liberté, de paix et d’expression
culturelle grandissantes. Sur ce terrain, un abîme sépare d’ailleurs l’Europe
des Etats Unis ; d’un côté, Marcel Gauchet constate un Désenchantement du Monde, avec un retour
vers des spiritualités agrégées de diverses tendances, sorcellerie, primitivisme,
pratiques chamaniques. De l’autre, la religion évangélique, qui est la religion
qui progresse le plus au monde, ainsi que le prouvent aux USA les régressions intellectuelles
consécutives, tel le refus de la thèse évolutionniste de Darwin, par exemple,
au profit du Créationnisme.
L’Europe est donc devenue une terre laïque. Mais cette
laïcité doit être vécue comme un plein, et non comme un vide ; elle doit
trouver son sens dans un respect de l’histoire culturelle et religieuse du
continent européen. Le plaidoyer en faveur d’une laïcité ne peut se faire sur
le dos de la perte substantielle d’identité culturelle, et donc religieuse.
L’identité de l’Europe contemporaine est d’être
laïque, mais sur fond culturel judéo-chrétien. Sur cette question de Dieu,
l’Europe religieuse a évidemment une identité rhizomique : elle a une origine
culturelle judéo-chrétienne indéniable, qu’il convient de soutenir, mais elle
est désormais agrégée à l’Islam, sur fond de laïcité assumée. Toute autre
définition relève de la démagogie ou de la mauvaise foi. C’est ça le rhizome.
Ne pas couper la racine principale au profit des boutures. Garantir la relation
à l’autre, sans exclusive, sans rejet.
L’Islam en Europe est donc un fait incontestable qui,
pour autant, ne peut ni ne doit contredire la laïcisation, pas davantage que
dénier le fondement culturel, historique, judéo-chrétien de l’Europe.
Toute pratique religieuse, quelle qu’elle soit, en
Europe, doit donc s’inscrire désormais dans la seule sphère privée; c’est-là l’identité
même de l’Europe laïque.
Or, si l’on se réfère au corpus culturel européen, depuis plus de trois mille ans (en gros
ce que l’Histoire de l’Art nous enseigne depuis l’Etrurie, la Grèce ou Rome),
toute forme de production culturelle et artistique, au sens le plus large, est
exclusivement lié à la religion dominante, quelle qu’elle soit (mythologies,
poèmes épiques), et aux références judéo-chrétiennes, majoritairement.
Nous ne pouvons donc que constater, à présent, que la
laïcisation de l’Europe constitue son identité culturelle contemporaine, mais
n’efface pas pour autant ses origines judéo-chrétiennes. L’identité Européenne,
sur cette question, si l’on s’en réfère à la métaphore du rhizome, est donc
d’être de culture judéo-chrétienne, mais laïque, présentant de nouvelles
pratiques religieuses à maintenir dans le sein privé de la famille, sans
manifestation dans l’espace public.
Culture et religion sont deux catégories étanches.
L’une trouve a justification dans le passé, l’autre dans le présent, avec des
pratiques religieuses privées au succès inégal suivant les religions.
La Laïcité au sens républicain, telle que l’Europe
l’incarne est une des bases de la possibilité du vivre ensemble européen, un
bouclier contre la barbarie, le rejet et le communautarisme.
Les grandes idéologies du 20è siècle
ont disparu.
Au même titre que s’est effilochée la spiritualité
européenne, au profit de la laïcité, se sont éteintes, une à une, les grandes
idéologies qui fondèrent le 20è siècle : communisme, fascisme ont fait la
preuve de leur inapplicabilité en Europe, les idéaux libertaires de mai 68
n’ont pas survécu à l’âge adulte de leurs porteurs. Or, précisément, ce qui
constituait, autrefois, avant ces deux « disparitions » (spiritualité
et idéologies), le fondement même de l’identité européenne, à savoir une
appartenance à une même référence religieuse, ou l’adhésion à un même système
de pensée, qu’il relève des droits de l’homme, de l’idée de Nation ou des pires totalitarismes, tout cela a
aujourd’hui disparu non au profit d’un vide, mais au profit de nouvelles formes
d’idéologies qui constituent l’identité culturelle de l’Europe
Ainsi, à titre exemplatif et non exhaustif, ont fait
leur apparition
-
l’écologie, et la nouvelle industrie douce de l’alimentation
-
la nouvelle économie participative,
-
l’intérêt pour le patrimoine et sa défense
-
le sport, qui pacifie les liens entre les peuples, mais qui
présente le danger de véhiculer un message universellement imposé à la
conscience collective : faites du sport, c’est bon pour la santé,
mobilisez-vous, mais surtout suivez le sport à la télé. En adhérant au sport
mondial, vous serez la cible des publicitaires et des spéculateurs du
spectacle.
Le totalitarisme du
« politiquement correct » et le « Droit de l’Hommisme ».
Directement importé des Etats Unis, le
« Politiquement correct » consiste à pratiquer une real politik, une politique du consensus
le plus large, qui se déresponsabilise et accepte de marcher en faisant le
grand écart. On choisit de ne pas choisir, on n’écarte rien, on accepte tous
les compromis, le vide est promu par rapport au plein, le non-disant remplace
le disant. Tel est l’écueil de la nouvelle identité culturelle
européenne : une laïcité dont la corollaire tolérance dissout toute
défense des fondements culturels, une écologie qui devient force politique au
détriment de sa véritable vocation à défendre l’environnement, une ouverture à
l’autre qui devient complaisance aveugle, cause d’aliénation.
Le « Droit de l’hommisme » est devenu la seule
idéologie à laquelle on puisse désormais faire référence, comme religion
suprême appelée à la rescousse face à tant d’indéfinition culturelle. Cette attitude péjorative caractérisée par une attitude bien-pensante invoquant la défense des droits de l'homme et, plus généralement, une attitude purement
déclamatoire ou excessivement tolérante, est particulièrement observable dans
la définition des pratiques culturelles individuelles ou dans la constitution
des programmes culturels européens.
Le droit de l’hommisme est une posture
de repli. C’est une politique de remplacement qui prend acte d’une incapacité à
intervenir, en culture aussi… Ce droit de l’hommisme est valorisant vis-à-vis
des opinions publiques européennes, mais il n’a aucune influence sur les mondes
russe, arabe ou chinois. Le discours pallie l’absence d’idée, d’initiative, de
courage, de pouvoir ou d’influence.[]
De là, naît le concept même de multiculturalisme :
mettre en exergue, en n’oubliant rien ni personne, toutes les composantes de la
culture européenne. Ce faisant, les nouvelles valeurs, laïcité, écologie,
économie du gratuit, Droits de l’Homme, supplantent les éléments constitutifs
du substrat culturel européen, pour finir par les effacer complètement. D’où la
perte d’identité et l’indéfinition culturelle européenne.
A trop vouloir fragmenter l’image culturelle
européenne en une mosaïque complexe de toutes ses composantes, fussent-elles
minimes, on efface ce qui fait le visage même de l’Europe culturelle. Ce visage
devient flou, sans contour, invisible. Il se couvre d’une myriade de petits
bouts d’identité. Celle-ci se dissout dans une diversité cacophonique.
A l’analyse, même à rêver d’une identité culturelle
qui pourrait être unifiante, celle-ci porterait en elle le risque d’un
nivellement inévitable et nécessaire à sa propre définition, et cela personne
n’en veut. Ce nivellement pourrait cependant ne pas être péjoratif ; il
pourrait tout simplement être indispensable à la création d’une identité
culturelle européenne commune, au risque de désigner des constantes et des
variables, des fondements et des détails, des principes et des exceptions.
De cette nouvelle tendance fâcheuse actuelle qui met tous
les éléments d’un tout à égalité de valeur et de droit, découle une
fragmentation du contenu et du contenant : l’Europe culturelle est devenue
un fourre-tout conceptuel, multiculturel… Puisque l’Europe, terre de libertés,
porte haut à présent, les valeurs de l’individualisme, de laïcité et des Droits
de l’Homme, il n’est plus question à présent que d’addition hétéroclites de
concepts, de références, d’origines et de perspectives, fussent-ils les plus
opposés, les plus antagonistes ou les plus vides de sens, en creux, dans le
vide, dans une forme consacrée d’indéfinition et d’amnésie culturelle coupable.
Sans Dieu, sans désormais idéologies totalitaires
(certes absolument condamnable, mais constitutives, hélas, d’une identité même
inavouable), sans histoire, l’Europe culturelle expose le trou béant de son
identité, tentant de le combler par le saupoudrage conceptuel de la diversité multiculturelle.
La politique, la pensée, la philosophie, la sociologie ont remplacé la culture
et l’histoire. Toute forme de pensée culturelle clarificatrice et unificatrice
visant à retrouver ce qui compose le visage même de l’Europe est perçu comme
liberticide, restrictif, amputatoire et presque totalitaire. On préfère le vide
au plein, le fragment à l’unité.
La « diversité culturelle », le « multiculturalisme », une
contradiction dans les termes.
Liberté individuelle et individualisme, disparition de
la religion et de ses référents culturels, mort des grandes idéologies,
indéfinition conceptuelle européenne conduisent, depuis quelques décennies, à
sortir de ce tambour bigarré par une formule qui met tout le monde
d’accord : le multiculturalisme. Un grand bouillon de culture a remplacé
le repas en trois services.
Si l’Europe n’a pas une identité culturelle claire, c’est
parce qu’elle est diverse, diffuse et polyvalente. Voilà un argument qui ne
manque pas de logique, mais qui ne résout rien. Or, c’est précisément sur cette
conception erronée que s’est construite toute la « politique
culturelle » européenne de ces dernières décennies.
A mesure que s’individualise l’Européen, le
politiquement correct et le droit de l’hommisme dit l’égalité des valeurs
culturelles. Rien n’est plus faux. La culture européenne est, une fois encore,
rhizomique, ce qui signifie qu’elle a des précédents, des composantes qui
existent avant d’autres. Vouloir que ce qui précède soit effacé au profit de ce
qui suit, que le passé soit vaporisé par le présent est une escroquerie
intellectuelle coupable. La culturelle européenne est rhizomique, ce qui ne
signifie pas qu’elle est déracinée.
Il y a, qu’on le veuille ou non, une préséance
historique, une chaîne de causes et de conséquences qui ne peut être ignorée,
sous prétexte que cela fâche les plus récents enracinements… Ignorer le fait
religieux judéo-chrétien européen, dans sa dimension culturelle et historique,
sous le prétexte de défendre la laïcité ou la tolérance à l’Islam condamne à
l’amnésie aliénatrice… Cela explique la naissance de toutes les contre –
cultures, la défense des minorités au détriment du message culturel de la
majorité, la culture prenant alors toutes les formes possibles et imaginables.
Cela cautionne aussi la faiblesse coupable du politique vis – à – vis de
l’Islam et de ses exigences dans l’organisation contemporaine du corps social, au
détriment de la laïcité.
Alors que pendant deux mille ans, l’héritage
judéo-chrétien, les grandes idéologies, les référents antiques, les Lumières, etc… furent des valeurs homogènes de la Culture
européenne, aujourd’hui disparues, ces
valeurs font place à un individualisme qui laisse le citoyen européen absent de
lui-même, racrapoté sur les fragments du multiculturalisme... Il ne sait plus
qui il est, ni d’où il vient. Qu’il soit Espagnol ou Suédois, il est d’abord un
individu, avec ses qualités propres, son autodéfinition, ses aspirations, ses
goûts, mais dans une absolue solitude. Tout ce qui le sépare de l’autre est
conçu comme une richesse, certes, mais l’en sépare quand même, et avant tout.
Il n’a plus d’adhésion en tant que partie par rapport à un tout, il est une
partie à côté d’une autre partie, sans plus la moindre référence à un tout
unifiant, relationnel et référentiel. Ce
tout est bigarré et lui renvoie une image de lui-même déstructurée, fragmentée.
Sa liberté, par contre, le place au-dessus de toute référence collective ;
il est un MOI culturel et identitaire, tout-puissant.
Le concept de diversité culturelle est donc un
oxymore. Cette expression rassemble deux
termes que leurs sens éloignent. La culture est avant tout un élément
unificateur, elle est un système de référence commun, certes pluriel, mais à un
ensemble donné, qui, dans sa globalité, qualifie une civilisation. Comment
adhérer à une référence qui soit, en elle-même diverse, diffractée,
émiettée ? Le multiculturalisme, qui en est le synonyme, démonte dans le
préfixe « multi » ce que le radical « culture » du mot
contient d’unitaire, comme système rhizomique de référence liées, en relation,
en complémentarité mutuelle…
En finir avec le ventre mou de la
définition culturelle européenne
Admettre sa multiplicité, sa pluralité au sein d’un
système de références communes est une chose, la concevoir comme diversifiée
par des éléments d’égale valeur en est une autre. Il y a dans l’identité
européenne quantité de valeurs, de concepts et d’éléments fondateurs qui, comme
autant de dénominateurs communs et prééminents, permettent d’en établir la
constante. Il convient donc de ne plus confondre Culture et cultures.
Une nouvelle hiérarchisation de ces valeurs, de ces
éléments et concepts est absolument nécessaire, quitte à souffrir des
amputations qu’elle nécessite.
Si l’on cherche à définir une chose, il faut dire ce
qu’elle est, par opposition à ce qu’elle n’est pas. On ne peut se contenter de
dire d’une chose qu’elle est tout et son contraire, une et multiple, ici et
partout,… par peur de blesser quelque
susceptibilité, par crainte d’apparaître par trop… européen.
Les Droits de l’Homme ne s’appliquent à la culture que
s’ils respectent l’identité culturelle de ceux auxquels ils s’appliquent.
Sinon, la démagogie frappe à la porte, et avec elle, le droit d’imposer un
modèle culturel communautaire, racinaire, même minoritaire, au modèle culturel universel,
rhizomique, majoritaire, ambiant, et qui devient une entrave au droit de voir ce
dernier respecté. Le danger tient alors au fait d’imposer, au nom de la
tolérance et de l’ouverture à l’autre, un modèle culturel qui les nie. Il faut
donc sortir de cette faiblesse, en finir avec ce ventre mou de l’identité
culturelle européenne, et regarder dans les yeux, avec courage, les éléments
qui la fondent, au risque de les voir définitivement dissouts.
Redéfinir l’identité culturelle
européenne : les trois colonnes de l’édifice culturel européen
L’Europe politique existe depuis plus d’un
demi-siècle… Depuis sa fondation qui a permis d’éloigner le spectre de la
guerre depuis plus d’un demi-siècle, cette nouvelle entité géopolitique a
engrangé d’indéniables succès… Sauf qu’elle est aujourd’hui à bout de souffle
et qu’elle meurt lentement de son indéfinition.
Cette indéfinition est la conséquence d’un manque de
courage, on l’a dit plus haut, voire même d’une démagogie coupable : ne pas
dire ce qu’est l’Europe, historiquement, sociologiquement et culturellement,
c’est la condamner à mourir. Or, l’Europe a une définition; elle est d’abord
culturelle. L’Europe est une culture ou elle n’est pas. Et sa culture est
d’abord faite d’ouverture, d’idéal de liberté, de progrès et d’émancipation.
Cette culture européenne, qui tient sous une même
coupole toutes les catégories qui la composent, repose sur les trois colonnes
de l’édifice occidental de la pensée, de l’esprit et de l’action. Ces trois
piliers sont :
- Le
système aristotélico-platonicien et la mythologie antiques,
- L’héritage
biblique judéo-chrétien,
- La
pensée des Lumières et les Droits de l’Homme, liberté – égalité – fraternité,
fondateurs de la Modernité.
Sur ce triple fondement des valeurs européennes, qui
ont ensemencé tout le monde occidental, sont venues se greffer d’autres
influences, enrichissant le corpus de base. Ces influences sont le fruit du
métissage européen, depuis deux mille ans, de cette mondialité rhizomique, de
cette créolisation. Il convient de ne pas le passer sous silence. Il s’agit
d’une créolisation verticale, partant d’une culture qui préexiste et qui se
métisse au fil du temps, sans renier ses origines, sans survaloriser ses
évolutions.
L’identité culturelle européenne,
mirage ou réalité ?
Un « marché
commun culturel » millénaire existe, qui se
présente comme une unité inscrite dans la diversité et qui affiche le paradoxe
de la coexistence, en son sein, de
la multiplicité et de l’universalité; il convient d’en rappeler les
constituantes évidences. Cette définition de la culture européenne se
singularise par son caractère "dialogique" ou contradictoire : chaque
courant de pensée y suscite un courant opposé. Si tôt défini un élément identitaire qui la fonde, apparaît un élément
qui la métisse, la met en relation avec une altérité, une modification, une
évolution. Sitôt arrêté un point de vue fixe,
se
dessinent alors les pas imprévisibles de la mondialité, des incidences
multiples et inattendues, des métamorphoses, des utopies et des humanités
possibles, à l’œuvre dans l’histoire.
A l’ombre de l’olivier de la Paix.
Denis
de Rougemont écrivait : "Rechercher l’Europe, c’est la faire!!".
Chercher les fondements de l’identité
culturelle européenne ou travailler à sa promotion constitue une démarche qui
n’est jamais neutre. Pour les militants d’une Europe unie et sans frontières,
l’identité culturelle européenne existe. Elle est utopie sans fondement réel
pour ceux qui mettent l’accent sur ce qui sépare les Européens. Utopie ou
réalité, elle est pourtant, depuis cinquante ans, sujet de réflexion pour les
intellectuels et objet d'une promotion active pour les institutions
européennes.
Il existe deux Europe : une Europe sui
generis, spontanée et mythologique, communément admise et vécue depuis
des siècles, et une Europe politique et
économique, volontariste, accouchée au forceps après la deuxième guerre
mondiale.
Tentons donc une difficile
définition de l’identité culturelle européenne, en décrivant ses avatars, de la
fin de l’Antiquité à nos jours, gardant toujours à l’esprit que l’identité
culturelle européenne s’inscrit dans une mondialité, c’est-à-dire, dans une
relation à l’humanité des possibles métissages. Car c’est l’Histoire qui fonde
l’identité culturelle européenne, davantage que ses réalités présentes.
Pas de culture sans
histoire. Rapide survol des avatars historiques de l’identité culturelle
européenne.
L’unanimisme du
premier millénaire
De l’Antiquité au Moyen Age, et dès le 2ème siècle, l’identité
culturelle européenne au sein du monde connu (qui rassemble l’Europe et le
bassin méditerranéen) trouve ses
fondements partagés dans l’héritage antique gréco-romain et le contenu biblique
judéo-chrétien.
Cet héritage est une substance immense qui touche et influence toutes
les formes imaginables de la culture, c’est-à-dire, de l’art, de la science et
de l’esprit. Il est par la suite enrichi,
dès le 3ème siècle, des apports arabo-andalous, germaniques et
celtiques consécutifs des acculturations locales et des invasions dites « barbares ».
L’Empire carolingien tentera de maintenir, malgré les divergences
culturelles, une cohésion culturelle européenne, en brandissant la légitimité de
la potestas romaine reçue en héritage
pour s’instituer en digne légataire de l’idéal antique romain.
La féodalité, héritière du
morcellement carolingien, et l’idéal courtois du Moyen Age, appliqué aux deux
précédents fondements, créent alors une Europe
unitaire, culturellement et religieusement, présentant le même corpus de
pensée et d’art, partagé unanimement par
les Juifs et les Chrétiens (et dont est exclu l’Islam après Poitiers),
ainsi que par toutes les cours princières européennes. C’est cette unanimité
qui précipitera l’Europe médiévale dans un mouvement
de croisades successives contre l’Islam.
Jusqu’au 11è siècle, cette Europe
unanimiste est éblouie par le souvenir de la grandeur de Rome et soucieuse d’un récurrent retour à l’Antique, qu’illustrent plusieurs ‘Renaissances’ consécutives : byzantine, dès la création de Constantinople, carolingienne
avec l’idéal impérial de Charlemagne et de ses héritiers, sicilienne (Royaume normand de Sicile), ottonienne dans son acception morcelée du
Saint Empire germanique, etc...
Architecture byzantine, romane et
gothique foisonne à travers toute l’Europe, largement recouverte, du Mont Athos, en passant par le Mont Saint
Michel, jusqu’aux monastères irlandais, par la toile finement maillée des ordres religieux et des abbayes,
créations directes du pouvoir temporel, sous la houlette acerbe, inquiète et
jalouse de la Papauté.
Ces centres religieux sont autant des conservatoires de l’héritage
antique qui, en latin, ensemence toutes les disciplines, toutes les catégories
d’art, de pensée, de sciences et de techniques, tandis que le succès du contenu
biblique conquiert toute l’Europe qui emprunte alors un langage culturel
homogène.
Schisme, Réforme et
Etat nation : trois facteurs de division culturelle.
Dès le 11è siècle, cependant, le
Schisme d’Orient crée la première fracture dans cette unanimiste conception
de l’Europe culturelle et spirituelle. Orthodoxe
et catholique se font face désormais.
Au 13è siècle, fragmentant un peu plus le socle culturel européen
commun, l’émergence de l’Etat nation et de ses formes artistiques
(corporatismes) et linguistiques nationales, accélèrent un mouvement
définitivement enclenché de divisions culturelles. Avec l’apparition des grandes villes et consécutivement à la grande peste de 1348 commencent les premières discriminations et persécutions à
l’encontre des Juifs.
La Renaissance italienne du quattrocento constitue ensuite le dernier grand sursaut de retour à l’Antique,
mâtiné d’une nouvelle façon d’être au monde: anthropocentrique, individualiste,
catholique et libérale, sur fond d’infini divin. L’art, la politique et la
conception de l’homme dans l’univers s’en trouvent considérablement
bouleversés.
Aux 15ème et 16ème siècle, les stigmates profonds de la Réforme, mouvement de réaction aux excès de l’Eglise
catholique, et héritier des nouvelles pensées liées à la découverte des Amériques, de l’héliocentrisme
copernicien et des querelles
d’investitures entre Papauté et pouvoir temporel, et dont les préceptes
seront largement diffusés par l’imprimerie,
achèveront de diviser profondément l’Europe spirituelle. Le mouvement
réformiste imprégnera fortement les mentalités des peuples qui y adhéreront,
pour créer définitivement deux blocs
européens : catholique et protestant.
La République des
Lettres et l’Esprit philosophique
Malgré toutes ces dissensions
religieuses et l’apparition d’un nationalisme lié à l’émergence subite des
grands blocs nationaux, une République des Lettres résultant du partage indivis
entre les intellectuels européens des sources littéraires antiques, majorées de lectures critiques et d’œuvres
originales, maintient la cohésion culturelle européenne, à travers un réseau
d’échange et de partage étroit d’informations. Ce maillage qui prend forme dès la Renaissance sert de terreau
favorable à l’apparition de l’Esprit
philosophique qui allumera, en langue française, les Lumières de l’Europe.
Colonisation, exotisme,
progrès scientifiques
La colonisation européenne des
Amériques, de l’Asie et de l’Afrique, et, hélas, l’esclavage qui
s’ensuit, ouvrent les horizons d’un exotisme
moderne, colporté par le roman
d’aventure et incarné dans les nouvelles
habitudes alimentaires modifiant fortement l’art de vivre européen (thé,
café, fraise, chocolat, pomme de terre, etc…). Apparaît alors un goût prononcé
pour les civilisations lointaines, traduit dans les arts et la littérature sous
des formes divers, et engendrant tout le questionnement
lié à l’Humanité, au statut de
l’être humain, et à l’égalité, à la fraternité et à la liberté. Le progrès des
sciences ouvre également de nouvelles perspectives conditionnant le bonheur
humain et laissant entendre que « la science vaincra les ténèbres »
de l’obscurantisme religieux. C’est l’objectif que s’assignent les rédacteurs
de la colossale entreprise de l’Encyclopédie.
Les Lumières et la
Démocratie
Toutes ces nouveautés, accompagnant paradoxalement l’expression d’un
pouvoir affaibli par les guerres de successions et les conflits religieux, sont
autant d’éléments rassemblés pour ouvrir la voie à la grande révolution culturelle et politique européenne du 18ème
siècle: les Droits de l’Homme et la Démocratie. Née dans les affres de la
Révolution française, cette nouvelle
conception de l’humanité crée un consensus rapide dans toutes les cours
européennes et transatlantiques.
Romantisme et
nationalisme, vecteurs de fragmentation
La fin de l’Ancien régime, et les idéaux de progrès scientifiques et
humain, héritiers de la Révolution, mettent en place une nouvelle société dirigée vers l’industrie et le capital, créant
son lot d’injustice, mais bouleversant définitivement l’Europe dans son rapport
à la culture. L’art national et
personnel, réaction à la culture de
cour, et favorisé par le romantisme individualiste,
fait également son apparition à travers les journaux. L’Europe entière poursuit
un modèle culturel essentiellement
urbain et national, tourné autour du loisir, avec ses villes balnéaires, thermales
et de plaisance, ses institutions culturelles publiques (musées, opéras,
académies, etc…) qui répandront largement la culture en la démocratisant, à
travers une expression culturelle nationale toujours plus accrue. A chaque Etat sa culture, ses artistes, ses
réalisations, ses institutions et surtout… sa conception de la culture.
Mais ce nationalisme européen,
une fois encore, mettra à mal l’unité du paysage culturel européen, créant à
travers trois guerres sanglantes (1875 – 1914 – 1940) des oppositions féroces
entre blocs germanique et roman.
L’Europe politique
et économique, création du 20ème siècle ; l’Europe culturelle,
réinvention du 21ème siècle.
Au sortir de la guerre 40, résultant de cet antagonisme entre empire
germanique et monde roman, l’Europe est fragmentée, exsangue et défigurée. La naissance
forcenée d’une Europe économique et
politique s’impose alors comme l’urgente nécessité d’un antidote à la guerre.
Aboutissant aujourd’hui à l’intégration de 27 états, adoptant une
monnaie commune, structurant une politique tentaculaire du consensus a minima, l’Europe d’aujourd’hui est en panne, incapable de dessiner plus
précisément les contours de son destin.
La réconciliation des points de vue culturels est à présent une nécessaire
urgence pour rappeler à toutes les composantes politiques et économiques de
l’Europe leur passé commun, leurs axes convergents, à travers une politique
culturelle européenne volontariste et parfaitement décomplexée. Il est, en effet, temps d’assumer une
définition culturelle de l’Europe et dire ce que l’Europe est et ce qu’elle
n’est pas. Quitte à déplaire.
E=mc²
Nous ne pouvons nier l’existence de
cultures nationales, pas plus que ne peut se nier celle d’une culture
européenne, sui generis et métissée.
Cependant, les frontières nationales n’ont jamais correspondu à un
découpage culturel exact. "La culture de nos peuples est une »,
s’exclamait Denis de Rougemont en 1946. « Et cette culture commune est la
base même de l’Europe ». Au Congrès de La Haye, il proclamait que "l’Europe est une culture, ou elle
n’est pas grand-chose"! Plus tard, il reprendra cette maxime et ajoutera :
"Cette définition simple me rappelle l’équation la plus célèbre du siècle,
qui est celle d’Einstein E=mc2 [...]. Je la transpose terme à terme en
désignant naturellement l’Europe par E, sa petite masse par m, et sa culture
par c. E=mc2 se lit alors comme suit : l’Europe égale cap de l’Asie multiplié
par sa culture intensive (c au carré)" !
La
culture de l'Europe est le secret de son dynamisme.
E=mc² doit donc devenir, dans cette
acception, l’axiome fondateur de l’Europe culturelle de demain.
Agir
en faveur de la culture européenne, c'est s'opposer au nationalisme, mais aussi
au totalitarisme religieux et au repli communautaire.
A relire, comme nous venons de le faire, en survolant rapidement l’histoire de l’Europe et donc le grand livre de sa culture, force est de constater que toute l’évolution culturelle européenne est le fruit de rencontres, de heurts et de frottements, d’errance et d’influences, de mélanges et de fragmentations, d’ouvertures et de fermetures, d’étanchéités et de porosités, bref, d’une véritable mondialité, d’une forme d’incessante et parfois désespérée tentative de composer, de dominer, d’harmoniser un tout inconciliable qui s’appelle l’humanité… Une humanité qui se déchire et se détruit pour mieux se construire et se projeter.
Edouard Glissant offre une formule merveilleuse, pleine d’Espérance, pour définir ce qui est cette culture européenne et donc humaine, par-dessus toutes : « Le poème (….) est toujours à venir. C’est pourquoi nous vivons quelques visions prophétiques du passé, en même temps que nous consentons aux imprévus d’ici là et de maintenant. C’est-à-dire que cette route au long de laquelle les foules des poèmes du monde vantent leurs stèles, nous l’éprouvons bruissante, parfois nous la parcourons dans les cris et les démesures, mais qu’en même temps nous voyons qu’elle mène, à la fin, Rutebeuf ou Gilbert Gratiant ou Estella Morente ou Georges Brassens, au silence le plus uni, où chacun se trouve et s’estime ».
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