samedi 22 juillet 2023



« J’ai lu l’ineffable palimpseste.

Un instant, je m’y suis retrouvé,

Puis, soudainement, d’un seul geste,

Tout était effacé. »


Ce texte accompagne le catalogue de l'exposition monographique organisée par la Ville de Mons à partir de septembre 2023 consacrée à l'œuvre de l'artiste Didier Mahieu (1961) au Memorial Museum de Mons



Entrer dans la peinture de Didier Mahieu, c’est opérer une descente dans les tréfonds de l’infiniment mince, se livrer à l’exploration discrète d’une géologie spatio-temporelle qui structure sa matière par strates, par époques, et qui se lit pourtant sans apparente direction.

C’est aussi une plongée dans les nimbes opalescents du soi, cette région de notre anatomie mentale, tout à la fois lumineuse et opaque, illisible sous les calques de nos peurs et de nos certitudes.

C’est enfin une invitation à l’assoupissement du moi, confiant au regard du cœur la nécessaire dépossession des jalons qui rassurent, congédiant les impatiences à comprendre, libérant des inquiétudes du destin, et renvoyant dos à dos raison et logique.

La pratique de cet artiste polymorphe est toujours dictée par un souci aigu de ne rien enfermer, de ne pas contraindre, cherchant d’abord l’émotion à travers une « ineffable narration », curieux oxymore – raconter ce qui ne peut se dire - puisqu’à mesure que, sur la toile, le papier, l’écran, se développe le récit, s’en retire le sens. Tenter de dire la chose, chez notre artiste, c’est paradoxalement la laisser se dissoudre, l’inviter à disparaître, fondue par la touche du pinceau dans le lait du souvenir. Serait-ce là l’essence-même de sa peinture que de métaboliser la réalité, pas seulement figurative, en en transmutant la nature au profit d’une nouvelle vocation à exister : la modification du réel en un substrat vaporeux, plus lisible de son irréductible complexité ? Cette transmutation de la « matière réel » en un éther impalpable, voilà l’alchimie à laquelle se livre notre peintre. C’est après l’évaporation du réel sous son pinceau que peut se définir sa substance, comme dans les boîtes à papillons dont ont disparu les sujets rongés par d’autres insectes, et dont la pulvérulente ombre permet d’en mieux cerner le souvenir. Cette peinture convoque donc immanquablement la perte, la disparition, le glissement, qui sont autant de formes d’un reconditionnement du réel par sa propre mise en joue, par sa vaporisation, pour en mieux reconstituer l’essence.

Il émane donc de l’œuvre de Didier Mahieu un état de conscience indéfini, une forme de poétique peinte qui dit un sentiment trop grand pour être décrit de façon adéquate, qui ne peut donc pas être intrinsèquement exprimé dans un langage pictural univoque, mais auquel le sujet regardant ne peut avoir accès qu’à partir de lui-même, pour mieux se raconter. C’est dans cet appel à l’autre, ce souhait sincère de toucher, que s’inscrit la démarche du peintre, engendrant entre l’artiste et son public un lien complice et intime : le spectateur entre dans l’œuvre, comme on entre en relation, c’est-à-dire par une initiation du regard qui conduit à la compréhension individualisée du tableau. Chacun y trouve ce qu’il y cherche, ce qu’il croit y reconnaître, à commencer par lui-même. Dans ce rapport altruiste par lequel l’artiste ouvre les bras à celui auquel il destine sa peinture, Didier Mahieu procède à la réparation de nos blessures, à l’éveil de nos consciences, à l’interrogation de nos souvenirs. Il se saisit de nos rêves, irrévocablement voués à la perte et à l’oubli, et nous les restitue dans cette indéfinissable acuité du songe qui cohabite aussi avec l’informe.

Dans ce voyage paradoxal entre le fini et l’indéfini se révèle toute la pratique picturale du peintre, conjuguant une parfaite maîtrise du dessin et de la peinture figurative avec l’expression spontanée et libre d’une abstraction lyrique assumée. Procédant par couches successives, tel un laqueur japonais, le peintre efface et revient à la surface picturale, frénétique va-et-vient entre le signifiant et le signifié. Ces tableaux sont comme les tablettes de cire de l’antiquité, sans cesse réécrits, effacés, raturés, véritables palimpsestes de notre humanité. La patine du temps, le retour incessant à une expression peinte qui ne veut jamais s’interrompre, la polysémie du récit, voire sa disparition, conduit à une forme de ritualisation, de sacralisation même de ces ‘objets peints’, désormais chargés d’une énergie maximale, enrichis d’une intention qui est aussi une prière, et qui leur confère un statut d’icônes. Leur préciosité tient davantage à la condensation des émotions qu’à leur réalité formelle.

DiMu détourne des supports anciens pour densifier davantage son dessin ou sa peinture, cherchant à communiquer ce trouble né d’une trame brutale, inappropriée, qui tranche avec le sujet, onirique, subtil. En sous-jacence, la superposition des images et parfois des mots renforcent la compréhension que l’on croit avoir de la complexité. En réalité, cette lecture à plusieurs entrées n’en fait qu’épaissir le mystère.

Mais que disent ces visages mutiques, ces personnes qui tournent le dos, ces yeux et ces bouches fermés, pourtant si présents ? Que prophétisent ces lointains bleutés, ces marines terrestres de grand format dont la promesse d’un ailleurs semble ne pas pouvoir être tenue ? Que chuchotent ces natures mortes métaphysiques, sous la lumière franche de leur évidence, qui paraissent vouées au silence ?

Cette peinture nous raconte l’impossibilité de réellement comprendre le monde tel qu’il est, l’incommunicabilité des sentiments, la dissipation du souvenir tant aimé, la nostalgie d’un autrefois arcadien, l’estompement des convictions fossiles, en un mot, elle touche à l’universelle finitude humaine, sa misère, sa difficulté à être, sa paradoxale nature, spirituelle et matérielle. Notre humanité peine à se définir, souffre de son implacable destin, se débat dans ses contradictions et pourtant, elle se glorifie de sa prométhéenne capacité à égaler Dieu.

Partagée entre deux expressions, figurative et abstraite, la peinture de Didier Mahieu endosse cette dualité. Cette part divine se niche dans la pratique figurative, qui donne à voir la création comme elle est, en vérité, dans sa platonicienne triade du vrai, du bien et du beau, là où la pratique abstraite, lyrique, magmatique et spontanée, renvoie à la saturnienne nature de l’humanité, contingentée par un temps destructeur qui conduit tout au néant, tandis qu’elle est figée, les pieds dans la fange terrestre. La confrontation des pratiques picturales, les meurtrissures apportées à l’image, les outrages imposés aux matières, les salissures et les effacements directement portés sur de parfaites descriptions, la récupération de rebus portés au rang de supports,… sont autant de métaphores de l’existence humaine, en ce qu’elle est imparfaite, inconstante, souffrante, désillusionnée.

C’est de tout cela dont se saisit la peinture de Didier Mahieu.

Ces images agissent en nous comme des philtres, lentement, sourdement, elles nous transforment aussi, embarquant dans leur contenu ce qui nous y investissons. Le voyage sur la Barque de Charon fait aussi partie de cette intention de l’artiste de nous amener sur une autre rive, celle du possible, du promis, du permanent. Mais de ce voyage, de ce transfert vers un ailleurs, nous ne sortons pas modifiés. Nous en avons perçu la possibilité et en revenons avec la fulgurante impression que nous ne sommes en réalité jamais partis. Une barque chargée de rochers symbolise bien l’impossibilité de flotter sur le torrent de notre existence ; nous souhaitons partir hors de nous-mêmes, mais nous sommes lestés par les bagages gravides de notre cheminement. Le bombardement de notre vie par les aléas, les épreuves, les désillusions, les trahisons, empêche notre migration et nous assigne à résider en nous-mêmes.

L’ensemble de l’œuvre de Didier Mahieu, et pas seulement son œuvre peint, parle de cette difficulté à circonscrire, à identifier, à stabiliser ; elle est donc, décidément, marquée au sceau de l’impermanence, du mouvant, de l’itinérant.

Cette peinture fait également citation de la grande tradition de peinture occidentale, de Van Dijck à Antonio Lopez Garcia, agrégeant les enseignements du virement abstrait de Jackson Pollock à Tapies, de l’arte povera, du conceptuel et du surréalisme. Il est donc autorisé d’y voir une cristallisation de talents divers, assemblant des pratiques souvent opposées, rarement mixées en un même lieu de création, la toile, où la valeur de ce qui se raconte vaut plus encore que la façon de le dire. Comment ne pas retrouver également dans la peinture de Didier Mahieu des influences d’Anselm Kieffer ou de Andrew Wyeth à travers non seulement le récit qui se retire mais aussi une vérité descriptive du peintre figuratif qui rend compte de son environnement intime, de ses tabous, de ses colères et de ses croyances ?

Le regard amoureux que notre artiste porte sur le monde et sur la condition humaine en dit long sur l’humanisme à l’œuvre dans son travail. Il est un humain qui partage les affres et les qualités de ses semblables. Il souhaite par son œuvre apporter une explication à une part confuse latente en nous, qu’il tente de déchiffrer non pas en cherchant la bonne clé pour entrer dans la serrure, mais laissant la porte fermée, nous amenant ainsi à imaginer ce qui se cache derrière.

J’ai lu l’ineffable palimpseste.

 

Constantin Chariot




















 

 

 

« L’espérance, c’est le désespoir surmonté »

 

« Qui n’a pas vu la route, à l’aube entre deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance. L’espérance est une détermination héroïque de l’âme, et sa plus haute forme est le désespoir surmonté.
On croit qu’il est facile d’espérer. Mais n’espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prennent faussement pour de l’espérance. L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques. L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme…

On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. Le démon de notre cœur s’appelle « À quoi bon ! ». L’enfer, c’est de ne plus aimer. Les optimistes sont des imbéciles heureux, quant aux pessimistes, ce sont des imbéciles malheureux. On ne saurait expliquer les êtres par leurs vices, mais au contraire par ce qu’ils ont gardé d’intact, de pur, par ce qui reste en eux de l’enfance, si profond qu’il faille chercher. Qui ne défend la liberté de penser que pour soi-même est déjà disposé à la trahir.

Si l’homme ne pouvait se réaliser qu’en Dieu ? si l’opération délicate de l’amputer de sa part divine – ou du moins d’atrophier systématiquement cette part jusqu’à ce qu’elle tombe desséchée comme un organe où le sang ne circule plus – aboutissait à faire de lui un animal féroce ? ou pis peut-être, une bête à jamais domestiquée ? Il n’y a qu’un sûr moyen de connaître, c’est d’aimer.

Le grand malheur de cette société moderne, sa malédiction, c’est qu’elle s’organise visiblement pour se passer d’espérance comme d’amour ; elle s’imagine y suppléer par la technique, elle attend que ses économistes et ses législateurs lui apportent la double formule d’une justice sans amour et d’une sécurité sans espérance. »




Bernanos, conférence, Paris, Institut des Hautes Etudes, 1945