jeudi 17 février 2011

Le Salon des Refusés ou le Candide bâillonné...

Je participais hier à une table ronde organisée par le magazine LOBBY à Bruxelles, dans la très belle librairie Candide, place Brugmann, sur le thème "Le marché de l'art contemporain, pour ou contre ?".
Etaient invités Pierre Sterckx, critique d'art bien connu, Rodolphe Janssen, galeriste bruxellois, Philippe Farcy, journaliste culturel à La Libre Belgique, Catherine de Limbourg, artiste peintre, Thierry, un collectionneur d'art contemporain; en modérateur (cela allait être nécessaire...), Paul Grosjean, brillant rédacteur en chef du magazine.

Si le débat, présenté sous l'aspect accrocheur "du pour ou du contre", n'avait, en tant que tel, aucun intérêt (il n'y a aucune espèce de pertinence à être pour ou contre le marché de l'art contemporain, puisqu'il existe de toutes façons), il trouva très vite sa raison d'être à l'endroit de la polémique qui, immédiatement, enfla autour de la question préalable "qu'est-ce que l'art contemporain ?"
Voilà des années, à dire vrai, qu'en tant que praticien de l'art et de la culture, je me pose la question...

Très vite, Pierre Sterckx, auquel il faut reconnaître une éloquence particulièrement fleurie, commença par exposer, assez confusément toutefois, la différence entre l'art actuel et l'art contemporain. Après l'art moderne, le post-moderne, et l'art contemporain, voilà donc qu'il y aurait un art dit "actuel". On aura vite compris que le chemin sur lequel nous nous dirigions allait être une voie sans issue, tant le raffinement du discours sur le discours de l'art devenait ésotérique... De débat sur le marché de l'art, le dialogue se fixa donc sur la question introduction: "Mais, qu'est-ce que l'art contemporain ?".

Pour nous épargner une restitution qui serait fastidieuse de cette longue discussion, qui tourna parfois un peu au pugilat, je peux résumer mon sentiment en un simple constat: en moins de deux heures, la panoplie éculée des arguments d'autorité, d'auto-proclamation, la pratique de la logomachie (qui consiste à inventer un langage fait de mots creux et inaccessible à vos détracteurs pour mieux les posséder), de la théorisation rhétorique, du sophisme cynique, de la culpabilité disqualifiante... toute la panoplie éculée, disais-je, des défenseurs de l'art comptant-pour-rien était déployée sous mes yeux.

Après tant d'années de militantisme pour l'art contemporain, et après son succès planétaire, comment en sommes-nous encore là ? Comment encore aujourd'hui faire passer les détracteurs d'un certain art contemporain (pas TOUT l'art contemporain, seulement celui qui a poussé le bouchon un peu loin), pour les bourgeois qui riaient, sous le Second Empire, devant le Salon des Refusés ? Comment encore, de nos jours, qualifier de réactionnaire ringard celui qui n'adhère pas inconditionnellement à tout ce que produit cet art contemporain ? "Comment ? Vous ne trouvez aucune intelligence à la géniale "démarche" (mot de la logomachie) de Duchamps (nous parlions de Duchamps comme un des artistes de la "rupture" (encore un mot de la logomachie), en 1919 (!)), au "travail" (encore un) de Jeff Koons ?", s'esclaffent-ils d'un air ahuri et outré.

Ce rire des bourgeois devant les Refusés, en marge de la sélection officielle de Napoléon III, résonna bruyamment durant tout le 20è siècle. Mais ce rire s'est éteint. La vox populi, culpabilisée de ne plus rien comprendre à l'art qu'on lui sert, a cessé de se faire entendre. Le public se tait. Il s'interdit de juger parce qu'il n'a pas compris. Comme le disait Karl Kraus: "Que celui qui a quelque chose à dire s'avance et se taise". Nous n'avons plus le choix de dire que la soupe cynique que l'on nous fait avaler depuis des décennies avec l'art contemporain est rance, qu'elle a un goût d'ineptie. Le Roi est nu et plus personne n'ose le dire. Les forces en jeu sont trop grandes, surtout financières.

On a confondu, dans la critique de l'art contemporain, liberté d'expression (tout artiste a le droit de s'exprimer) avec pertinence d'expression. La notion de hiérarchie de valeurs a définitivement disparue. Tout est bon puisque tout a le droit d'exister. Jean-Pierre Raynaud et ses pots de fleurs, Buren et ses rayures, le blanc sur fond blanc, les boîtes de soupe de Warhol, Damien Hirst et ses crânes constellés de diamants, Koons et ses caniches en baudruche pink argentés, bref, tout est bon, tout est valable, tout est "intéressant".


"Les vrais artistes sont ceux qui bougent les lignes, qui vont à leurs limites, jusqu'au chaos", disait hier Pierre Sterckx. "Pourquoi ?", osai-je dire, contestant. Y a-t-il quelque chose de particulièrement intéressant à professer que le nouveau, la rupture "jusqu'au chaos" portent en eux le ferment du génie, du sensible, du goût (en tant que "dépôt historique de l'intelligence dans la sensibilité") ? Certainement pas. L'art contemporain sacrifie au célèbre culte de la "néophilie", l'amour du neuf, depuis plus de cinquante ans. Ce qui est neuf est forcément meilleur que ce qui précède. Tabula rasa de ce qui préexiste. Plus de référence à l'ancien. C'est la révolution: "du passé faisons table rase". Et surtout: une phobie: rater le train de l'avant-garde... Ne plus être "dans le coup". Il est cependant nécessaire de constater que ce train a quitté le quai depuis longtemps, que tout a été dit, ou presque...

Donc, si vous n'emboîtez pas aveuglément le pas de ceux qui professent que le neuf est forcément bon (sur base de critères inconnus), vous ressemblez à ces bourgeois du Salon des Refusés qui, eux, s'esclaffaient en se moquant. Il y a là, dans ce jugement rapide, un raccourci historique et un amalgame qu'il convient de dénoncer.
Ce rire incarna, jusqu' à aujourd'hui, le divorce entre l'innovation dans l'art et le public. Divorce dont les artistes se glorifièrent depuis comme un devoir, un merveilleux martyr, un signe de leur génie incompris. La rhétorique culpabilisante des défenseurs de la néophilie s'est ensuite servie de cette attitude du public pour disqualifier d'avance toute critique de l'art moderne ou contemporain. Si vous avancez un argument contre, vous êtes immédiatement qualifiés de réac, vous êtes de ceux qui se moquaient, alors déjà, bourgeois butés et conservateurs, de Manet ou des impressionnistes ! Ou alors, peut-être êtes-vous de ces dangereux fascistes qui souhaitent revenir aux grandes formes de l'art classique, chantant la grandeur de l'homme et d'un régime. Vous êtes de ceux qui dénoncent, depuis Munich en 1939, cet art affreux, dégénéré.

Scandaleuse attitude que celle qui amalgame l'histoire, en ce qu'elle a de plus infâme, à l'actualité de l'art pour en défendre les intérêts et mieux vous clore le bec. Il résulte de ce jugement un interdit de discuter, un totalitarisme intellectuel qui vous  met dans l'obligation d'accepter sans broncher le neuf, la rupture, le vide, le concept, le "geste" (encore un mot de la logomachie), le gag, l'ignoble,...  pour vous amener lentement sur les rivages de l'aberration...
Tout propos dissident sera pris pour une opposition systématique à l'art contemporain dans son ensemble. Vous aurez beau vous défendre en citant en référence quelques artistes que vous appréciez et qui créent aujourd'hui, avec un vrai talent, vous serez pris pour un ayatollah, un intolérant, par tout ceux que vous dénoncez comme des imposteurs.
On vous servira alors, avec un sourire rentré, le propos tout fait, prêt à l'usage, du Salon des Refusés...  Par cette rhétorique d'intimidation lentement mise en place par les militants de l'art contemporain, s'est instaurée une dictature, une pensée unique, un interdit de penser, qui confine, à bien y regarder, à cette forme d'académisme (horreur !) que dénonçaient les artistes du Salon des Refusés. A force d'imposer les canons d'une esthétique (peut-on encore employer ce mot à l'endroit de la production contemporaine dans son ensemble ?), d'un discours sur la création contemporaine, est née une nouvelle forme de Vatican, pire, une pensée totalitariste qui ressemble, à s'y méprendre, au plus staliniens des discours.
Avec un catéchisme de stricte observance, les prêtres de cette nouvelle religion disent le droit, la vérité. Ils édictent du haut de leur coupole d'auto-proclamation les lois d'une table qu'il conviendra de ne jamais remettre en question.

Aujourd'hui, si vous venez leur demander d'appliquer un peu de discernement, en hiérarchisant les faits, les idées, les formes, et que vous souhaitez en discuter, vous êtes, VOUS, qualifié d'intolérant. D'où la stérilité du débat au creux duquel la bêtise sophistique tient lieu de mode de communication. La liberté fondamentale de préférer tel artiste ou d'avouer votre ennui (quasi omniprésent) face à telle production, cette liberté-là, la vôtre, est taxée d'intolérance, de totalitaire ! Voire de violente.

Mais n'y a-t-il pas une terrible violence, dans un certain art contemporain, à imposer au monde des inepties dénuées de tout talent (en dehors de celui de se moquer du monde) telles celles, kitchissimes, de Koons ?
N'y a-t-il pas une violence immense à dépenser aux yeux de vos semblables des sommes mirobolantes pour des "oeuvres" vendues au moyen de techniques publicitaires parfaitement rodées (lesquelles, c'est bien connu, sont fondées sur le principe de vendre du vent).  Pour ces acheteurs, que l'oeuvre soit du vent, cela ne les amuse peut-être pas autant que les marchands qui en profitent, mais cela les dérange-t-il? Absolument pas puisque c'est précisément leur puissance de frappe financière qu'ils expriment, en la jetant au visage de leurs contemporains. En achetant à prix d'or des caniches plastifiés pour piscine, ils attestent de leur fortune par leur cynique capacité à dépenser tant d'argent pour de telles inepties. Le cynisme est à son comble. Il faut le dénoncer. 
Les collectionneurs dominants (comme les mâles du même nom) sont plus préoccupés à posséder des cotes que les oeuvres qui s'y attachent et ne souhaitent rien d'autre, à travers cette collection qu'ils s'empressent d'ouvrir au grand public, que promouvoir leur propre notoriété. L'exemple de la collection Pinault au Palazzo Grassi à Venise est paradigmatique de cette attitude. François Pinault achète et fabrique la cote. Point question de beauté, de goût, de talent, d'émotion, bref, de ce qui fonderait quelqu'un à acheter une oeuvre d'art. Tout au plus, aime-t-il ce qui est neuf, en rupture, rigolo ou scandaleux. Mais d'abord et avant tout: la cote. Point d'inconnu, point de misérable artiste sans cote qui, surgi de l'ombre, finirait ébloui par les miroitements du Grand Canal. Ou alors seulement, après avoir fait le tour des galeries mondiales faiseuses d'opinion et sur les stands de celles-ci dans les plus grandes foires internationales d'art contemporain; ou après avoir été soutenu par ces "curateurs" (non, ce ne sont pas des fabriquants de curare, ce fulgurant poinson amérindien, mais un anglicisme abominable de la logomachie, qui désigne les commissaires d'exposition) dans des expositions phares organisées dans des lieux culturels étatiques, à grands renforts de pub et de files interminables.

Consternante position, donc, que celle qui consiste à rappeler les résistances du début du 20è siècle face aux changements et aux innovations de l'art, pour en reprende les ingrédients, au profit de la sauvegarde d'une immense supercherie planétaire. 
Depuis cinquante ans, ce discours est toujours intact. Point de nuances, peu d'auto-critique. En bloc, servie comme un pot de fleur de Raynaud, la sempiternelle attitude arrogante et condescendante de celui qui sait qu'il a raison "parce que 500000 personnes ont été voir Basquiat à Pompidou" et que donc, ils ne peuvent pas se tromper.

Voilà ce que l'on a entendu, ce à quoi j'ai pu assister, patiemment, endurant avec délectation ce flot de violence intellectuelle, hier, à l'étage d'une librairie de la place Brugmann, innocemment appelée... Candide.

Merci à Lobby et à Paul Grosjean d'avoir organisé ce face à face, finalement très instructif, et qui, rassurons-nous, s'est terminé courtoisement et dans la bonne humeur.

1 commentaire:

patricia mignone a dit…

Evidemment, vous évoquez des échanges qui se sont tenus dans un cadre précis où ce sujet n'a sans doute pas été évoqué mais ce qui me frappe, en francophonie, c'est que, depuis 50 ans, on procède à un génocide culturel au nom des valeurs que vous évoquez dans cet article : d'un côté, on pousse les hauts cris quand un Van Eyck est restauré (Ah! Les Maîtres!) tandis que d'un autre côté, les savoir-faire hérités du passé sont tellement méprisés par les institutionnels que ceux qui les détiennent en sont réduits à jouer les petites mains pour les artistes conceptuels. Actuellement, l'artiste (le vrai) pense et ça suffit. Celui qui réalise est un artisan.
Cfr Johan Muyle (dont j'apprécie énormément le travail par ailleurs)