jeudi 17 février 2011

De l'Encens pour l'Occident

Relecture des influences de l'Islam culturel sur l'Occident médiéval
Ce texte, écrit en novembre 2008, doit beaucoup aux arguments du plaidoyer publié sur le blog Stalker par Jean-Gérard Lapacherie, sous le titre "Brûler la sorcière".


Sylvain Gouguenheim enseigne l’histoire médiévale à l’École normale supérieure de Lyon; il a publié en mars 2008, aux Éditions du Seuil ont publié, dans la collection «L’Univers Historique» (l’une des plus sérieuses qui soient et au catalogue de laquelle figurent les œuvres des meilleurs historiens, qu’ils soient français ou étrangers,) un ouvrage au titre à la fois étonnant et éloquent : Aristote au Mont Saint-Michel, mais dont le sous-titre est explicite : Les racines grecques de l’Europe chrétienne. La collection, l’éditeur, l’auteur, tout respire le sérieux, le savoir, la connaissance.



Cet ouvrage aurait été qualifié, il y a un siècle, de monument de la connaissance historique. M. Gouguenheim y examine la thèse «dominante», jusque dans les hautes sphères de l’Université, de l’Europe, de l’État, que voici : les «Arabes» ont joué un rôle déterminant dans la formation de l’identité culturelle de l’Europe en « mettant au frigo » des connaissances antiques (littéraires, médicales, arithmétiques, historiques, etc…) que le Moyen Age occidental, enfoncé dans ce « dark age » qui le qualifie si bien en anglais, n’aurait jamais pu conserver seul.
Que fait Sylvain Gouguenheim, il conteste cette interprétation universellement acquise et prouve que l’Europe a bel et bien été capable de maintenir dans son girond, au Mont Saint Michel précisément, un ensemble de savoirs qu’il n’ pas fallu aller rechercher au nord de l’Afrique…
Le titre résume l’entreprise : c’est au monastère du Mont Saint-Michel que les œuvres des savants grecs, dont Aristote, ont été traduites en latin, avant que ne soient connues en Europe les versions latines des versions arabes, elles-mêmes adaptées du syriaque, d’une partie de ces œuvres.

La conclusion est claire : du VIe au XIIe siècle, l’héritage grec (médecine, sciences, mathématiques, philosophie, logique, grammaire, politique, etc.) a été pensé à Byzance, en Asie mineure, par les communautés chrétiennes syriaques vivant sous le joug des envahisseurs arabes, ainsi que dans les monastères d’Europe de l’Ouest : Mont Saint-Michel, Mont Cassin, à Paris, à Amiens, dans les écoles de Charlemagne, dans les monastères du Rhin, à Oxford, etc.

L’Europe n’est alors pas sur les rives de la Méditerranée, mais dans les brumes du Nord, dans la vallée du Rhin, à Oxford, à Paris, au Mont Saint-Michel…

Il est donc un fait établi que les Européens ont accédé au savoir grec, sans qu’ils fussent éclairés par l’islam ou par les guerriers d’Allah ou par les oulémas, savants en islam, ou par les cadis, juges religieux chargés d’appliquer la charia, qui ont soumis l’Espagne à la loi d’Allah.

La thèse n’est en rien diabolique, démoniaque, contraire aux droits de l’homme ou criminelle. Or, c’est pour criminelle qu’elle est tenue et son auteur est désigné à la vindicte des fous furieux, véritables inquisiteurs d’une vérité historique qui ne peut souffrir la moindre contradiction.



Même le journal Le Monde est suspecté de complicité, puisqu’il aurait eu l’audace insensée de publier, au début du mois d’avril, une recension du livre de M. Gouguenheim, qui ne se résumât pas à une purification au lance-flammes. Voilà donc le quotidien de la révérence accusé de servir la soupe aux islamophobes, aux partisans du choc des civilisations, aux racistes et aux amateurs de croisades.

La controverse intellectuelle n’est pas une pratique neuve ou particulièrement subversive : elle est consubstantielle de l’Université, depuis la plus lointaine époque de son histoire.

Or cette relecture de l’histoire par cet éminent savant a été taxée d’islamophobie. Ce mot est une injure. La phobie étant une maladie mentale, qualifier ainsi tout discours sur l’islam revient à tenir la moindre critique pour un blasphème, lequel, comme on le sait, est puni de mort. Or, M. Gouguenheim ne critique ni l’islam (religion), ni l’Islam (civilisation), ni les musulmans, pour une raison que chacun comprendra : il traite du monde grec et de l’Europe.

Certes, sur l’islam, il ne se répand pas en louanges, ce qui n’est pas un crime, du moins pour le moment; il se contente d’établir ce qui est ou a été, de la façon la plus objective possible.
Ne pas se faire le chantre de l’islam, ce serait donc ça la définition de l’islamophobie !

À la lecture de ces pétitions et prises de position, on comprend mieux ce qui nourrit la fureur des détracteurs de M. Gouguenheim. Ces islamologues, qui, pour certains, sont de simples chantres de l’islam dit des lumières ou des Lumières de l’islam, tiennent l’Europe pour leur chasse gardée. C’est leur champ de recherches, leur pré carré, leur fonds de commerce. Ils en sont les propriétaires de toute éternité.
Aucun intrus n’a le droit d’y pénétrer.
Tout se passe comme si, pour eux, l’Europe était un appendice de l’islam et comme si toute tentative pour redonner à l’Europe médiévale une autonomie culturelle, fût-elle limitée, était un crime de lèse-majesté.

***

Effectivement, la tendance lourde est de considérer l'Islam médiéval (Nord de l'Afrique et Andalousie) comme le "frigo" dans lequel a été conservé miraculeusement la civilisation antique, pendant que durant des centaines d'années (VIè / XIIè s.) l'Europe sombrait dans un obscurantisme théologique...

La thèse de Gougenheim a ceci de rafraîchissant qu'elle redonne à l'Europe sa propre légitimité au regard de sa propre civilisation. Elle met à mal l'idée suivant laquelle l'Europe a été "réinséminée" d'elle-même grâce à la pensée musulmane...

Tout cela a trait à notre temps, et confirme le sentiment de culpabilité qui caractérise notre société: après avoir remis en cause l'idée de Dieu par les Lumières du 18ème siècle, elle préfère reconnaître aujourd'hui, dans une civilisation autre, théologique, théocentrique et particulièrement expansionniste, les mérites qu'elle ne veut plus s'attribuer à elle-même... Cette Philosophie des Lumières a, de nos jours, accouché de ce qu’elle était censée combattre : des intellectuels prétendument  héritiers de cette pensée philosophique, et qui se font aujourd’hui les défenseurs et les chantres de thèses particulièrement étroites, marquée au sceau du parti pris dogmatique et de la plus indigne mauvaise foi…

Ce discours, aujourd'hui politiquement correct, aura des conséquences funestes sur les fondements de notre monde occidental.
Après avoir encensé la civilisation musulmane en ce qu'elle a pu avoir de revigorant pour la civilisation occidentale, le monde occidental ne pourra plus affirmer sa valeur intrinsèque et originale, sous peine de verser dans une islamophobie de mauvais alois... Comme dit plus haut "Ne pas se faire le chantre de l'islam, ce serait donc ça la définition de l'islamophobie !".

L'esprit des Lumières a généré depuis plus de deux siècles des classes entières d'intellectuels qui considèrent le Moyen Age comme la période honteuse de la civilisation occidentale. Ceux-ci dénient aux églises occidentales leur rôle de chambres d'études philosophiques, sous prétexte que celles-ci se trouvaient dans les scriptoriums des abbayes et dans les cryptes des cathédrales, sous les voûtes d'un catholicisme rabique, parfumé d’encens et imbibé d’eau bénite.

Que cela plaise ou non, il y a une malhonnêteté intellectuelle flagrante à nier cette réalité : l’Europe médiévale s’est intéressée à la culture antique, grecque ou romaine, et s’en est largement vitalisée.

Tout comme il y a une véritable distorsion de l'histoire de la civilisation occidentale à considérer la Renaissance comme le siècle de l'Humanisme, plaçant l'homme au centre de l'Univers, et balayant Dieu d'un revers de la main. Un anthropocentrisme, certes, mais sur fond d'infini divin: voilà ce qu'est la Renaissance... La coupole de Santa Maria dei Fiore de Brunelleschi à Florence en est la manifestation physique et architecturale la plus patente...

Soyons heureux d’acheter l’encens en Orient, mais ne nous laissons pas aveugler par l’épais brouillard de sa combustion intellectuelle. Ayons le courage de rendre l’hommage dû à notre civilisation occidentale européenne, décomplexée, perméable et métissée. Réservons aussi cet encens à cette Europe génératrice et défenderesse des Droits de l’Homme et de la Femme, à cette Europe fragile, géniale matrice intellectuelle, scientifique et artistique du monde entier, depuis le Moyen Age et bien avant !

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