jeudi 17 février 2011

Pour un « libre examen » de la Culture en Communauté française

Ce texte a été écrit en 2007 dans le cadre de la publication par le Centre Jean Gol à Bruxelles du livre: "Un autre monde (culturel) est possible".

Et d’abord, pour prendre un peu d’altitude, sans doute est-il bon de se demander ce qu’est, réellement, la culture ?

Quand le mot « culture » est employé en français (dans son acception intellectuelle, par opposition à sa signification agricole), il désigne cette substance de la vie qui donne du goût à notre quotidien, qui nous procure émotion et plaisir, et qui confère, sinon un sens, du moins une épaisseur et une direction à nos existences.

Une chose est certaine : la culture n’a de sens et n’existe que si on la partage. Générateur de lien social, ciment des cellules et des communautés les plus diverses, la culture est ce qui nous permet de vivre en société et est, en ce sens, le meilleur facteur de paix sociale. La violence trouve souvent sa cause dans une mauvaise gestion de la question existentielle : crise d’identité, manque d’attaches, pertes de repères, déracinement,… La culture reste donc ce socle indispensable sur lequel on bâtira toujours les réponses morales, philosophiques, spirituelles des sociétés humaines, quelles qu’elles soient.

Mais la culture doit être au service de la démocratie, tout comme la démocratie doit être garante de la culture, de sa diversité, de sa liberté. Car, rappelons-le, les sociétés totalitaires aussi ont leur culture, parfois très  puissante et disons-le, malheureusement, par trop séduisante.
Nos démocraties, peuvent-elles encore prétendre accoucher de réalisations et de politiques culturelles ambitieuses ? Ne génèrent-elles elles pas majoritairement d’œuvres médiocres, futiles, consensuelles et nombrilistes ?

En l’absence de dictature politique (réjouissons-nous en !), s’étend dans l’ombre une autre oppression : un modèle de société présenté comme seul viable, comme une évidence absolue, avec en corollaire de ce modèle unique, la dictature du goût du plus grand nombre. Deux cultures s’affrontent désormais : celle de la culture de masse, médiatique, et celle de la culture d’élite, d’Etat, avec ses cortèges d’artistes soutenus, créateurs de tous poils, qui justifient leur création par la nécessité de leur propre justification ?

Comment ne pas s’effrayer, d’une part, de cette culture de bazar, de cette littérature sans talent, de cette téléréalité, de cette musique binaire, … bref, de tout ce qui fait la laideur de notre production culturelle ? Comment ne pas être mort d’ennui, d’autre part, face à cette culture dite « d’élite », soutenue par l’Etat et ses subventions, proposée par de petits cénacles culturels auto-proclamés et auto-satisfaits, relayés par certains médias complaisants ou une presse indigente ?

La diffusion du modèle démocratique  semble aller dorénavant de pair avec l’émergence de ce totalitarisme insidieux et peut-être plus difficile à combattre que les dictatures déclarées. Où porter le fer, désormais, lorsque aucune tête de despote n’est à trancher, lorsque aucun système ne s’incarne réellement en une pyramide totalitaire évidente et surtout lorsque la production culturelle elle-même est produite au nom d’une illusion démocratique qu’il convient de maintenir sous peine d’être taxé de dangereux obscurantiste… totalitaire, précisément ?

Depuis la Renaissance, la culture  renvoie d’abord à celle « d’un homme cultivé », ce qui relève de l’instruction. En revanche, sous l’impulsion de Bismarck, en Allemagne, qui lança le « Kulturkampf », le « combat pour la culture », le mot allemand de « kultur » s’est mis, dès la fin du 19ème siècle, à renvoyer aux masses, à la société dans son ensemble, et surtout à un projet politique. Immédiatement s’est alors cristallisée une divergence entre une culture « à la française », issue de l’Humanisme et des Lumières, destinée à épanouir un être selon ce qu’il est, et une culture « à l’allemande », se muant insensiblement en idéologie d’état.

Aujourd’hui, dans le monde culturel produit par la pensée unique, l’homme cultivé n’intéresse plus le politique ; il est un relent élitaire de l’ancien régime. C’est la masse du plus grand nombre, et surtout l’unification de son goût et de son désir, qu’il convient de toucher par une véritable culture d’Etat. La quantité a remplacé la qualité.

L’état de délabrement dans lequel se trouve la politique culturelle actuelle pousse à s’interroger sur la façon dont le « Kulturkampf » s’est emparé des institutions et des  administrations culturelles, puis a structuré les esprits, en constituant, depuis près de quarante ans (1968), une véritable politique d’Etat.

Le cas de la France est à cet égard particulièrement éclairant, elle qui a toujours donné le ton, en Europe, et en Belgique en particulier, sur la conception même de la politique culturelle.

C’est par décret de 1959 qu’André Malraux, en France, est nommé Ministre chargé des Affaires culturelles, avec pour mission « de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, d’assurer la plus vaste audience au patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent ». La Vème République gaulliste donnait, on le voit, une place importante à la passion nationale, laissant une portion relativement congrue à la culture elle-même. Lorsque la Vème République socialiste se met en place, la culture « à l’allemande » est alors portée aux nues. Toute l’ère Mitterand et Lang s’appuie sur cette fondation culturelle, dont il reste à dire qu’elle est bien éloignée, du point de vue socialiste, de la vraie culture…

Ce faisant, et dès les années de l’après 1968, la puissance publique s’est donc autorisée à gérer et à accompagner non plus la production des arts et des lettres par ceux qui leur donnent corps, à savoir les artistes et les intellectuels, libres et agissant en « hommes cultivés », mais s’est instituée en gérante de la Culture d’Etat, définissant non seulement le contenu culturel du projet social, mais aussi sa production et donc sa qualité.

Un Vatican culturel était né qui allait désormais réguler cette nouvelle religion d’Etat par une théocratie culturelle, faite de prêtres, de prélats, de prophètes, d’idoles, de dieux et de temples, disant le dogme, le défendant par un catéchisme de stricte observance, le diffusant à travers des medias acquis à une curie de clercs prononçant les anathèmes, excommuniant ou canonisant, créant des icônes, censurant et, finalement, abrutissant la société…

Depuis plus de quarante ans, en France, comme en Belgique, cette nouvelle ère du « culturel » (qui a remplacé l’antique ère de la culture) secrète une contre-culture opposée à la culture humaniste et personnaliste de l’ancien monde, laquelle fut d’abord secrètement regrettée et désirée par l’individu, puis finalement oubliée, abandonnée, désaffectée. Aujourd’hui, seules quelques ruines, secrètement admirées dans des aréopages et des institutions relativement confidentielles, en rappellent la grandeur...

Depuis quarante ans, par une production d’occupations et de réalisations culturelles étroitement encadrée, diffusée et proposée à longueur d’année par les agents comme par les artistes ralliés au régime, cette contre-culture s’est érigée lentement à l’encontre de la culture humaniste. Elle s’est immiscée insensiblement, décennie après décennie, dans l’organisme social, distillée intelligemment, en douceur, avec doigté et attraits. On organise des fêtes, des parades, des concerts publics, on donne accès gratuitement à une offre culturelle « large et généreuse », destinées à formater les esprits. Sous le prétexte de démocratisation culturelle, on crée une « éducation permanente », dont l’appellation elle-même renvoie avec effroi à la terminologie marxiste des révolutions populaires (au même titre que les termes d’Etats généraux, d’usager culturel, d’assises sur tel ou tel sujet,…, dialectique révolutionnaire s’il en est !)… Bref, on apprend à penser et à agir dans le sens de la religion d’Etat. Pour ce faire, on crée des agents culturels, des guichets, des conclaves, des cellules locales de relais culturel, des centres culturels « en décentralisation », etc...

En consacrant ainsi l’ingérence de l’ « Etat » dans la définition d’un modèle culturel préétabli et formaté par le politique, on a remis en marche la machine silencieuse de la propagande, de bon aloi, fréquentable et « déculpabilisatrice ».
Comme le dit Marc Fumaroli dans son essai intitulé « L’Etat culturel » (Le Fallois, 1991) : « Mot écran, mot opaque, le mot « culture » convient admirablement à un art de gouverner qui amalgame dirigisme et clientélisme… ».

Depuis près de quarante ans, une génération entière de producteurs et de consommateurs culturels (d’ « usagers » et d’ « acteurs » culturels) s’est laissée imprégner par une vision unilatérale, uniforme et « massifiante » de la Culture, de laquelle il est devenu extrêmement difficile de se départir. La culture qui créait autrefois des hommes « cultivés » et libres, des citoyens avertis et responsables, s’est dégradée en « culturel », en contre-culture de masse, anesthésiante et abrutissante, (dont la télévision est sans doute le plus parfait des paradigmes) à l’adresse d’un public décérébré, amorphe et sans jugement, ingurgitant sans révolte ou sans réaction, la pilule culturelle, insipide et soporifique, que lui prépare l’Etat.

Paternaliste, « archéo-marxiste », politicienne (« engagée », c’est plus acceptable !), la politique culturelle publique de la Communauté française, dans ses incarnations institutionnelles, a aujourd’hui toutes les caractéristiques des idéaux socioculturels et « post-soixante-huitards » de ceux qui les ont incarné lorsqu’ils avaient vingt ans, il y a quarante ans.

Aujourd’hui aux rênes de l’attelage culturel socialiste, ces agents de la Culture d’Etat mènent une politique qui leur ressemble. Sous le couvert de préceptes parfois louables, mais institués en dogmes directeurs (multiculturalisme, démocratisation culturelle, productions alternatives, art engagé,…), ils écartent du champ culturel subventionné tout ce qui permettrait au citoyen de s’épanouir, de mieux se connaître dans ce qu’il est, de s’affranchir et de relancer la machine à rêver.

Il est immoral d’appeler « culture » cette sous-culture destinée à amuser le citoyen, cette production régulée par l’Etat, nivelant par le bas ce qu’il convient de désigner désormais par « masse ». Il est aussi immoral d’appeler citoyens des hommes et des femmes rabaissés au rang de sujets d’une religion d’Etat, fondée sur la médiocrité, les modes et le strass.

Il est donc urgent de « désoviétiser » la culture, de la rénover, de la ramener au sens premier du mot « culture », afin de restituer au citoyen sa liberté de jugement et son épanouissement intérieur, par une proposition culturelle le reliant à son histoire, son passé, ses racines.
Il convient de redéfinir une politique culturelle indépendante, affranchie des dogmes intangibles de la culture promus par ceux qui la dirigent et l’administrent depuis trop longtemps.
Le temps est à la remise en question de ce modèle linéaire, planificateur, massifiant, pour laisser place à un modèle plus organique, plus autonome, plus indépendant, plus autorégulé, aux mains des artistes, des secteurs et des opérateurs, des intellectuels (qui, contrairement au pléonasme communément admis, peuvent ne pas être de gauche), et surtout de leur public. Tant il a été prouvé que l’ingérence publique dans le modèle culturel est mortifère et dangereux…

Comme le professait l’antique Paradoxe du Crétois, il est aujourd’hui vital, en matière de politique culturelle en Communauté française, de « trouver un point d’où l’on puisse soulever la Terre ».

Sans ce sursaut, sans cette nécessaire prise de conscience de l’obligation de repenser la politique culturelle, tant sur le fond que sur la forme, la Culture en Communauté française est appelée à poursuivre son ronronnement partisan et lymphatique, ne donnant la parole qu’aux seuls défenseurs, nombrilistes et auto satisfaits, d’un projet culturel et de société, uniforme, éculé et fade.

Sans un « libre examen » de la politique culturelle, sans une réflexion en profondeur permettant de recentrer la politique culturelle autour de l’individu qui la vit, l’apprécie ou la décrie, sans une reformulation de la pensée culturelle, autorisant le public d’en faire le jugement ou la critique, le citoyen continuera à se sentir dépossédé de la chose culturelle, détourné de lui-même, et surtout dissocié des modèles d’une culture humaniste qui, attestée par les siècles, a forgé la force intérieure de la démocratie. 

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